Les chantres de la pédagogie moderniste ont l'habitude de claironner
à qui mieux mieux que le système éducatif luxembourgeois
est en état de décrépitude avancée, et qu'il ne
faudrait pas moins qu'une véritable révolution pour préparer
l'enseignement aux défis du futur. Dans leurs discours pompeux où
le champ lexical du changement ("mutation", "évolution",
"adaptation") revient avec l'obstination bruyante d'un marteau-piqueur,
ils accusent volontiers l'inertie et la pusillanimité d'un corps enseignant
trop attaché à ses habitudes, et pleurent des larmes de crocodile
sur le sort des élèves abandonnés entre des mains si inexpertes.
Nous oserons défendre ici le point de vue contraire ;: si l'école
luxembourgeoise continue à s'en tirer plutôt bien, en regard des
errements qu'on observe dans d'autres pays, et si la plupart de nos bacheliers
peuvent toujours se prévaloir d'une formation solide, ce n'est pas grâce
aux rodomontades des révolutionnaires autoproclamés, mais à
l'engagement discret et efficace de ceux qui oeuvrent sur le terrain et qui
font preuve de prudence et de pragmatisme sans pour autant être hostiles
à toute forme d'innovation, comme le montrent de nombreux projets ponctuels
et concrets qui se développent actuellement dans nos écoles. Inversement,
ce qui menace notre enseignement n'est pas l'immobilisme -qui est un fantasme
post-soixante-huitard plutôt qu'une réalité empirique-,
mais l'aveuglement, volontaire ou non, de certains fumistes qui prétendent
détenir les clefs de l'école du futur. Derrière leurs visions
nébuleuses se cachent souvent les pires fléaux auxquels l'enseignement
contemporain est exposé, et dont les principaux seront développés
dans ce qui suit. Plutôt qu'une révolution, il faudrait à
notre école un toilettage conséquent qui aille dans le sens du
réalisme, et qui, en la libérant de toutes les fioritures pseudo-pédagogiques,
lui permette d'accomplir sans complexes sa mission fondamentale ;: la transmission
du savoir et des valeurs humanistes.
Qu'un enseignement tourné vers l'avenir se doive de faire un sort aux
technologies de l'information et de la communication (TIC), voilà une évidence
- je dirais presque ;: un truisme - qui ne peut être sérieusement
mise en doute. Que l'on érige toutefois l'ordinateur en objet de culte,
et que le recours au multimédia ou au web devienne l'aune à laquelle
est mesurée la qualité d'un cours, voilà l'aberration qu'il
faudra combattre résolument.
Il est consternant d'observer combien de responsables politiques et de pédagogues
succombent au mirage technologique et considèrent Internet ou le CD-rom
comme une panacée qui pourra miraculeusement inspirer aux élèves
le goût de l'effort et du savoir. Or une motivation authentique ne doit-elle
pas découler, avant tout, des contenus eux-mêmes, et non de la
manière dont ils sont apprêtés ;? Est-il raisonnable de privilégier
l'emballage au détriment de l'objet emballé ;? N'est-il pas prévisible
que l'enthousiasme, ou plutôt ... l'emballement des élèves
pour les technologies modernes se révélera être un feu de
paille qui s'éteindra dès qu'elles auront perdu leur aura de mystère
et de nouveauté ;? Ce n'est pas que la présentation de la matière
soit totalement négligeable ;: le cas échéant, le multimédia
pourra agréablement illustrer et compléter des explications fournies
en amont. Toujours est-il qu'un vrai amateur de littérature par exemple
n'a nullement besoin du truchement informatique pour vivre sa passion. Quant
à celui qui ne connaît pas encore le ba.-ba d'une discipline, la
pratique du surfing ne lui sera d'aucun profit intellectuel et ressortira à
un simple divertissement plutôt qu'à un enrichissement réel
des connaissances. En effet, quel que soit le domaine choisi, un novice doit
préalablement acquérir un savoir de base et assimiler les notions
élémentaires, faute de quoi il risquera d'être assommé
par un flot d'informations non structurées, et souvent, de médiocre
qualité.
Pour ce qui est de l'apprentissage des langues, bien naïf qui attend de
l'ordinateur un remède miracle contre l'illettrisme et les difficultés
de compréhension. A l'élève qui accuse de vastes lacunes
de vocabulaire et ignore les structures linguistiques essentielles, la lecture
sur écran ne sera que d'un faible secours, tant il est vrai qu'un simple
changement de support ne rend pas un texte moins opaque. Dans son éditorial
du 20 juin 2000, Claude Imbert, rédacteur en chef du Point, s'insurge
contre cette illusion ;: "Sur écran comme sur papier, le même
écrit qui existait avant Gutenberg existera avec le numérique.
Il faudra toujours l'apprendre." Plutôt que d'inonder les salles
de classe d'ordinateurs, on ferait mieux de mettre en œuvre ce que Claude
Allègre appelait le " recentrage sur les fondamentaux ". Maîtriser
la syntaxe d'une langue, disposer d'un vocabulaire de base, repérer les
articulations logiques, puiser dans sa culture générale pour comprendre
les allusions historiques ou littéraires - telles sont les compétences
requises pour déchiffrer correctement un texte, que celui-ci soit imprimé
ou affiché sur un écran.
En ce qui concerne l'apport de l'ordinateur au développement des capacités
rédactionnelles, le scepticisme semble également de rigueur. Evidemment,
le foisonnement des forums de discussion sur le web et des missives électroniques
pourrait faire croire, à première vue, à une résurgence
de l'écrit et, partant, à une amélioration de la maîtrise
active de la langue. Cependant, pareil optimisme s'accorde mal avec le fait
que "le texte échangé par les internautes est le plus souvent
une "novlangue", un "basic" fait d'anglicismes et d'onomatopées"
(Imbert ), et que le bavardage via Internet relève souvent d'un usage
totalement chaotique de la langue, usage qui, loin de remédier aux déficiences
linguistiques, ne fait que les confirmer. Il existerait même des forums
de discussion où il est mal vu de former des phrases de plus de six mots
et, qui pis est, grammaticalement correctes, sous peine de se voir taxer de
cuistrerie et de snobisme ... Cessons donc de nous voiler la face, et sachons
qu'une intégration massive et indifférenciée des TIC dans
les cours ne serait que du TOC ;!
"De toute façon, nous ne pouvons pas résister." - "Il
faut bien s'adapter." - "Je me suis arrangé." - malheureusement,
le discours frileux de la résignation envahit de plus en plus les salles
de conférence. A entendre de tels soupirs fatalistes, on a l'impression
que l'école, loin de façonner le monde de demain, n'est plus qu'un
hochet dérisoire aux mains de la société marchande d'aujourd'hui.
S'il est vrai que l'enseignement ne peut pas se permettre de fonctionner en
vase clos et d'ignorer les phénomènes socio-économiques,
il perdrait sa raison d'être si jamais il renonçait à son
autonomie et à sa vocation spirituelle. Bien plus, au lieu de le restreindre
au rôle de pourvoyeur du marché, il importe, plus que jamais, d'en
faire un contrepoids au consumérisme ambiant. L'étude de la littérature,
de l'histoire, de la philosophie, ainsi que des arts plastiques et de la musique,
n'est pas un luxe, mais une dimension essentielle et irremplaçable de
toute formation humaniste digne de ce nom. Rien, ni les contraintes de l'horaire,
ni les impératifs de la spécialisation, ni le souci d'adapter
les programmes aux capacités des élèves, ne pourrait jamais
en justifier la liquidation.
Il est attristant de constater que même d'excellents enseignants s'abandonnent
de temps en temps à la résignation et se demandent, par exemple,
si dans la division supérieure de l'enseignement classique, il ne serait
pas indiqué de remplacer l'étude systématique de la littérature
par des cours de grammaire et d'expression. Tout compte fait, cette solution
ne présenterait-elle pas le double avantage de mettre nos ouailles à
l'abri d'une matière réputée ardue et abstraite, et de
pallier leurs déficiences linguistiques ;? De plus, ne serait-elle pas
conforme aux exigences des représentants du monde économique,
qui n'ont que faire de Baudelaire ou de Racine ;? Il est, hélas, à
craindre qu'un beau jour, les commissions nationales, cédant à
la pression du "monde extérieur", se rangent à cette
vision défaitiste et souscrivent à la liquidation définitive
de l'histoire littéraire, ce que les tenants de l'ultra-modernisme, bien
entendu, ne manqueront pas de présenter comme un grand progrès
et comme une réforme tout à fait salutaire "dans une société
en pleine mutation".
Quelque désolante qu'elle paraisse, et quelles qu'en soient les conséquences
dans une société en manque de valeurs et de repères spirituels,
la déroute de l'enseignement humaniste et plus particulièrement
de l'enseignement littéraire n'est en somme que la conséquence
logique d'une aspiration généralisée à la facilité.
L'étude des grands auteurs exige un effort intellectuel qui n'est pas
immédiatement récompensé par un avantage concret ;; elle
révèle aussi au grand jour les insuffisances de ceux qui, de compensation
en compensation, ont accédé en 3ème sans avoir atteint
le niveau linguistique requis. Indépendamment du fait que ce n'est pas
en éternisant l'étude technique de la langue que l'on résoudra
les problèmes rédactionnels des élèves (de fait,
si ceux-ci ne lisent pas, le cours de français ne sera jamais qu'un cautère
sur une jambe de bois), il est inquiétant de voir l'enseignement s'aligner
systématiquement sur les compétences - ou l'absence de compétences
- des plus faibles. Si nous cessons de tricher, nous devons reconnaître
qu'un élève accédant à une classe de 3ème
est censé maîtriser l'essentiel du lexique et de la syntaxe de
la langue française. S'il est normal que son style accuse encore quelques
faiblesses et qu'il commette des erreurs ponctuelles, il est inacceptable -
même si nous l'acceptons quand même - qu'il ne parvienne pas à
rédiger un paragraphe cohérent ou à éviter au moins
les barbarismes et les solécismes les plus criants. Or loin de s'en prendre
aux problèmes qui se posent en amont, c'est-à-dire au primaire
et durant les quatre premières années du secondaire, loin de mettre
en cause un système de promotion coupable de tant de pseudo-réussites
et d'erreurs d'aiguillage, on fait porter le chapeau au cours de littérature.
C'est la nouvelle version du chant de Gavroche ;: je fais des fautes de grammaire,
c'est la faute à Voltaire ;!
Les vrais laissés-pour-compte de ce débat sont toutefois ceux
des élèves - et ils sont plus nombreux qu'on ne le dit - qui sont
reconnaissants d'être initiés à la foisonnante diversité
de la littérature, et qui, en se plongeant dans la lecture des grands
textes, arrivent à peaufiner leur propre expression. N'ont-ils pas le
droit d'attendre autre chose d'un cours de 3ème qu'une nième révision
des verbes irréguliers ou des exercices de style du genre "Trouvez
le mot juste" ;? Ne risque-t-on pas d'entraver leur progression par un minimalisme
de mauvais aloi ;? N'est-il pas absurde que pour faire réussir coûte
que coûte une poignée d'élèves mal orientés,
on laisse en friche - pour ne pas dire ;: on insulte - l'intelligence, la motivation
et la soif intellectuelle de ceux qui sont bien à leur place ;? Si on
y ajoute la pratique, malheureusement assez répandue, d'une évaluation
"arrangiste" qui consiste à surnoter les faibles et à
sousnoter les bons, c'est-à-dire à dégoûter ceux-ci
pour se donner les moyens de mieux mentir à ceux-là, le tableau
paraît inquiétant. Il devient carrément insoutenable quand
les adeptes d'une pédagogie soft, sous prétexte de chasser le
spectre de l'élitisme, déclarent que de toute façon, l'enseignement
n'est là que pour les moins doués, et que les sujets brillants
pourraient s'en passer. Comme si l'école n'était pas (aussi) le
lieu où les talents peuvent éclore et se développer ;! Faut-il
rappeler qu'un Albert Camus, issu d'un milieu pauvre et illettré, n'aurait
jamais pu devenir le grand auteur que nous connaissons si Louis Germain, son
instituteur, ne s'était pas attaché à faire fructifier
ses dons exceptionnels ;? Mais comme les "professionnels de l'enseignement"
claironnent sur tous les toits que désormais, l'école n'est plus
un moyen d'ascension sociale (entendez ;: que le mérite importe moins
que le piston), il faut craindre que nous ne soyons en train de mettre en place
un système scolaire où le bon élève sera accueilli
comme un chien dans un jeu de quilles.
Un médicament qui flatterait le palais sans améliorer l'état
de santé du patient se retrouverait certainement dans la benne à
ordures. Dans l'enseignement, au contraire, les choses ne sont pas aussi simples.
Les méthodes les plus farfelues ont toujours leurs défenseurs,
quels qu'en soient les résultats. La salle de classe sombre-t-elle dans
un chaos indescriptible ;? Qu'importe ;: les élèves sont actifs,
et la croisière s'amuse. Les devoirs à domicile sont-ils totalement
laissés en friche ;? Ce n'est pas grave ;: le travail n'est profitable
que s'il procède d'une motivation intrinsèque, et non d'une contrainte.
Faut-il constater, à la fin de l'année, que la moitié du
programme a été escamotée ;? Qu'à cela ne tienne
;: les élèves ont pu développer d'autres compétences
que les facultés cognitives, et puis de toute façon, le mépris
des programmes est le début de la vraie pédagogie ;!
A première vue, ce dialogue fictif relève de la caricature la
plus voyante, mais on peut douter qu'il soit tellement éloigné
de la réalité. En effet, il est parfois effarant d'entendre avec
quelle bonne conscience les partisans des méthodes dites alternatives
ou ludiques justifient les expériences les plus hasardeuses, et avec
quelle désinvolture ils se dérobent au travail qui leur est confié,
travail consistant d'abord et surtout à faire accéder leurs élèves
au seuil de connaissances prévu par le plan d'études ;! Libre à
vous de modifier la définition même de ce qu'est un enseignant
;: le problème, c'est que ce ne sera plus celle de l'enseignant, mais
d'une créature folklorique, située à mi-chemin entre l'animateur
et le guignol.
Qu'un enseignement humaniste aille au-delà des seules compétences
cognitives et que dans le cas idéal, l'apprentissage puisse susciter
l'enthousiasme, voire l'émerveillement, personne n'y trouvera rien à
redire. L'imposture consiste toutefois à faire du principe de plaisir
le dogme suprême - et de l'élève un "enfant-roi"
dont le moindre caprice est considéré comme un impératif
catégorique. Imposture d'autant plus révoltante que ceux qui ont
entraîné les élèves au pays des merveilles et des
chimères se sentent dispensés de les en faire ressortir ;: cette
tâche pénible, ils l'abandonnent généreusement aux
enseignants "vieux jeu".
Dans un certain nombre de déclarations et, notamment, dans la circulaire
de printemps adressée aux instituteurs/-trices, mais dont la portée
dépasse incontestablement le cadre du primaire, Madame le ministre a
eu le grand mérite de remettre les pendules à l'heure, et de river
leur clou à tous ceux qui confondent les fonctions de l'enseignant avec
celles d'un animateur. En somme, elle n'a fait que rappeler quelques vérités
élémentaires ;: que l'acquisition du savoir requiert toujours de
la rigueur et de l'effort, quelle que soit la méthode employée.
Que le foisonnement du ludique durant les dernières années demande
maintenant à être contrebalancé par un retour aux sources.
Que certaines approches modernistes comme l'apprentissage du vocabulaire sans
langue de référence n'ont pas donné les résultats
escomptés (et, pourrions-nous ajouter, se sont avérées
particulièrement nocives pour les élèves plus faibles qui
ont besoin de structures claires).
Tout ceci n'a rien de bien stupéfiant ;: encore fallait-il avoir le courage
de le dire. Si bon nombre d'enseignants n'ont pas manqué d'applaudir
à ces réflexions marquées au coin du bon sens - en espérant,
bien entendu, que les paroles se traduiront bientôt en actes -, il s'est
trouvé aussi des néo-pédagogues inconditionnels pour faire
la fine bouche. Le texte sorti de la plume ministérielle a été
jugé "réactionnaire". Or depuis quand un adjectif qualificatif
a-t-il valeur d'argument ;? Et puis ne s'agissait-il pas, précisément,
de "réagir" à certains abus antérieurs ;? Une
syndicaliste de gauche a rappelé, l'air mi-figue, mi-raisin, que le cours
de langue ne se limitait quand même pas au vocabulaire. Quelqu'un l'avait-il
prétendu ;? D'autres se sont complus à souligner le contraste entre
un discours traditionaliste et les attentes suscitées naguère
par la promesse d'une "offensive éducative". Cependant, il
ne faut pas oublier que les contre-offensives font aussi partie de l'art du
combat, et qu'à une époque où prévalent les chimères
et les fantasmes, il n'y a rien de plus novateur et de plus utile qu'une bonne
dose de réalisme ;! Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale,
Bernanos prédisait déjà l'avènement d'une époque
où les dés seraient tellement pipés que " la phrase
la plus anodine empruntée aux plus tolérants de nos penseurs "
retentirait comme un tonnerre ou un tocsin. Eh bien, nous y sommes ;!
Le compassionnisme est assurément le défaut le plus rédhibitoire
de la "nouvelle" pédagogie. Contrairement à la compassion
authentique, qui peut se définir comme une perception humaine et miséricordieuse
du réel, le compassionnisme se fonde essentiellement sur la négation
d'une vérité jugée indésirable ou "pédagogiquement
incorrecte". Au lieu d'amener les élèves à mieux surmonter
les obstacles, le pédagogue compassionniste ne fait que niveler le chemin
que va emprunter l'enfant-roi, de même que Jean-Baptiste demandait aux
Israélites d'abaisser les montagnes à la venue du Messie. Le compassionnisme
à outrance s'exprime surtout par une évaluation ultraclémente
destinée à ne pas "traumatiser" les chers petits, quelles
que soient les conséquences lointaines (lacunes accumulées, déceptions
tardives, réorientations douloureuses) de cette mascarade. A cela s'ajoute
une revendication qui n'est même plus originale ;: il faut à tout
prix mettre en œuvre des méthodes d'évaluation plus "humaines"
et plus "positives" que les compositions traditionnelles. Il importe
surtout de combattre la cruauté des enseignants qui se complaisent à
noyer les productions de leurs ouailles sous un torrent d'encre rouge ...
Que l'on se rassure ;: les professeurs se sentent eux aussi découragés
quand ils se trouvent face à une copie dont la moindre petite phrase
exige un toilettage radical, et sur laquelle ils devront plancher pendant trois
quarts d'heure, voire davantage. Ce que d'aucuns semblent considérer
comme un plaisir sadique n'est en réalité qu'une corvée.
Et si les correcteurs ne cèdent pas à la tentation de jeter le
manche après la cognée, ou plutôt le stylo rouge après
la copie, c'est qu'ils refusent de se résigner et restent convaincus
que l'apprentissage se fait souvent par l'erreur. Mais voici que les coryphées
du compassionnisme pédagogique, par un coup de baguette magique, se proposent
de les délivrer de leur labeur ingrat ;: il suffit de "po-si-ti-ver"
;! Malheureusement, c'est en vain que le lecteur de leurs envolées, séduit
par tant de positivité, attend des propositions précises quant
à l'attitude à adopter face à une copie illisible. A moins
qu'il ne s'agisse de supprimer toutes les épreuves gênantes, notamment
les dissertations, qui font figure de trouble-fêtes parce qu'elles révèlent
sans fioriture la baisse inquiétante des capacités rédactionnelles
;? Ainsi, pourquoi ne pas généraliser les QCM et demander aux élèves,
à l'avenir, de "cocher la bonne introduction" au lieu de les
contraindre à en rédiger une ;?
Du moins ces bafouillages auront-ils confirmé une chose ;: ce que les
pédagogues ultralibéraux appellent pompeusement "évaluation
positive" se limite bien souvent à un trompe-l'œil dérisoire,
à une entreprise de camouflage qui occulte les vrais problèmes
au lieu de les attaquer de front, voire à une absence d'évaluation.
Pareil maquillage a surtout le tort de déresponsabiliser complètement
les élèves en faisant croire qu'un résultat calamiteux
n'est dû qu'à la cruauté du correcteur, et non à
la médiocrité intrinsèque de la copie, et qu'en dernière
analyse, toute note, quelle qu'elle soit, est toujours arbitraire. Qu'une telle
mystification ait forcément des incidences funestes sur l'attitude de
l'apprenant, plus enclin à contester la prétendue sévérité
de l'enseignant qu'à combler ses lacunes, qu'elle fournisse des excuses
à toutes les formes de médiocrité et de paresse, voilà
qui n'est plus à démontrer.
Et puis - et c'est sans doute le point le plus important - quelle imposture
que de suggérer que l'évaluation pratiquée par les professeurs
luxembourgeois soit négative par définition ;! N'est-il pas scandaleux
qu'on ne parle jamais des élèves motivés et studieux qui
voient leurs efforts récompensés par un résultat tout à
fait " positif " ;? Ou encore de ceux qui, de fil en aiguille, parviennent
à rattraper un retard initial par un travail soutenu, et qui, en fin
de parcours, remercient leurs professeurs d'avoir été si exigeants
;? Quant aux critères de correction, ils sont bien plus nuancés
que l'on ne veut le faire croire. C'est ainsi que la note attribuée à
une dissertation est à la fois fonction des défauts et des qualités
de la copie ;: des fautes ponctuelles (orthographe, grammaire) peuvent être
compensées par l'aisance du style ou la richesse de l'expression, de
même qu'une structuration claire et rigoureuse amènera le correcteur
à juger d'une manière plus clémente d'éventuelles
lacunes au niveau de l'argumentation. Evidemment, si tous les indicateurs sont
au rouge (au propre et au figuré), si le développement se réduit
à un cafouillis indéchiffrable, le correcteur ne pourra que constater
les dégâts et les sanctionner. En général, de tels
"cas désespérés" sont le résultat d'une
orientation erronée ou de compensations abusives ;: prôner alors
une "évaluation positive" au lieu d'un changement de section,
c'est choisir la politique de l'autruche.
Ce que le compassionnisme est à la vraie compassion, le pédagogisme
l'est à la pédagogie: un avatar perverti, au sens étymologique
du terme, de ce qui se présente au départ comme une vertu. De
façon générale, le pédagogisme peut se définir
par la prétention de faire de l'acte d'enseigner une science exacte et
d'aboutir au "zéro défaut" cher à M.Allègre,
et ceci à grand renfort de considérations théoriques et
de logorrhées pseudo-savantes en comparaison desquelles le langage d'un
Diafoirus paraît
d'une limpidité cristalline. Le pédagogue transmet des savoirs
;: le pédagogiste "régule des apprentissages dans une optique
formative". Celui-là se sent une vocation ;: celui-ci "construit
un projet professionnel permanent dans le cadre institutionnel en tenant compte
des savoirs scientifiques et des pratiques pédagogiques variés."
Le premier enseigne une matière à des élèves ;: le
second "articule les savoirs psycho-pédagogiques et disciplinaires
dans la pratique pédagogique par rapport à des références
scientifiques actualisées." Bigre ;!
Les formules pompeuses que nous venons de citer pourraient prêter à
sourire. L'ennui, c'est qu'elles ne sont pas extraites d'une comédie
de Molière - Les précieuses ridicules par exemple -, mais du fameux
"référentiel des compétences" (hélas ;!)
qui est assené à tous les stagiaires de l'enseignement secondaire,
et par rapport auquel devra se faire leur évaluation. Et même avec
beaucoup d'humour, il est difficile d'admettre qu'un jeune enseignant soit condamné
à s'entendre rabâcher de telles rengaines à longueur de
mois, voire d'années, alors que les difficultés qu'il rencontre
en classe sont à des années-lumière de ce galimatias prétendument
scientifique. N'est-il pas aberrant que le nouveau stage, abstraction faite
de la formation en discipline et bien sûr du tutorat sur le terrain, soit
devenu le haut lieu du pédagogisme, au lieu d'être une formation
de nature essentiellement pragmatique ;? La situation actuelle semble d'autant
plus incongrue que les stagiaires "ancien régime" avaient déjà
déploré l'importance excessive accordée à la théorie.
Or les responsables de la réforme, loin de tenir compte de ces remontrances,
ont multiplié (au moins) par deux le volume des cours incriminés
;! On se plaindrait d'un médecin qui s'amuserait à gaver un diabétique
de sucreries, mais l'enseignement est décidément le royaume de
tous les possibles. Il est d'ailleurs significatif que jusqu'à ce jour,
les responsables aient hésité à procéder à
une évaluation précise et différenciée de tous les
éléments de formation, et, surtout, à une
vraie consultation des stagiaires eux-mêmes ;: le résultat en serait
probablement fort pénible pour certains demi-dieux du "tout-pédagogique"
;!
En 1657 déjà, Blaise Pascal se moque de la fatuité de ceux
qui se complaisent à manier un vocabulaire compliqué pour mieux
masquer l'indigence de leur pensée. "Il ne faut pas guinder l'esprit
;; les manières tendues et pénibles le remplissent d'une sotte
présomption par une élévation étrangère et
par une enflure vaine et ridicule, au lieu d'une nourriture solide et vigoureuse."
Même son de cloche chez La Bruyère, l'auteur des Caractères
;: "( Si ) vous voulez me dire qu'il fait froid, que ne dites-vous ;: "Il
fait froid ;?" Toute la doctrine classique, que d'aucuns veulent limiter
à un élitisme borné, est fondée sur cet idéal
de transparence et de simplicité. Une légende littéraire
veut même que le poète Malherbe, l'un des ancêtres de ce
qui deviendra le classicisme français, soit allé jusqu'à
"corriger" les recueils de ses devanciers, biffant d'une plume rageuse
tous les passages qui ne lui paraissaient pas assez clairs. On imagine ce que
le référentiel des compétences du nouveau stage serait
devenu entre ses mains. Et mutatis mutandis, il ne serait pas totalement absurde
d'affirmer qu'en redécouvrant l'idéal de rigueur et de clarté
des classiques, un pédagogue néophyte en apprendrait bien plus
sur l'art d'enseigner qu'en écoutant certains cours de méthodologie
générale.
Cependant, là où le pédagogisme s'avère particulièrement
néfaste, c'est lorsqu'il tend à décourager de jeunes stagiaires
en leur faisant accroire que, quelles que soient les circonstances, le rendement
de l'enseignement dépend exclusivement de l'habileté du titulaire.
Dans cette perspective, l'échec scolaire serait invariablement "produit"
par un système trop répressif, et ce qu'on appelle "paresse"
se réduirait à une absence momentanée de motivation due,
bien évidemment, à la nullité du cours. Pis encore ;: si
les élèves se font saquer à cause du professeur, ils ne
réussissent le plus souvent que malgré lui. Qui dira les dégâts
que de telles inepties peuvent causer chez un débutant en quête
de repères ;? Au lieu d'encourager sa vocation et de guider sa passion,
on essaie de lui inculquer un mea-culpisme permanent qui, poussé à
l'extrême, l'obligera bientôt à choisir entre la porte de
sortie et le divan du psychanalyste ;! Certes, tout enseignant doit se mettre
en cause ;; certes, il est trop simpliste de toujours s'en prendre aux élèves
et à leurs éternels défauts, au lieu de se colleter avec
ses propres insuffisances ;: aucun pédagogue honnête ne le contestera.
Mais, de grâce, dites aussi aux jeunes enseignants que le professeur n'est
pas le bon Dieu, que ce n'est pas lui qui pourra résoudre les problèmes
de la société, et qu'à côté de nombreux élèves
sérieux, il existe malheureusement des cancres irrécupérables
qui résistent à tout acharnement pédagogique ;! Cessez enfin
de leur faire gober l'illusion, vaguement rousseauiste, du "Tout-le-monde-il-est
beau-tout-le-monde-il-est-gentil" ;! Et surtout, ayez toujours à
l'esprit que ce n'est pas
aux stagiaires d'aujourd'hui de servir de paratonnerres à toutes les
rancunes que vous avez accumulées jadis, ni de cobayes à tous
les fantasmes de mai 1968 qui, décidément, n'en finissent pas
de mourir ;!
Le dictionnaire définit cette notion comme la "réduction
systématique d'un domaine de connaissance à un autre considéré
comme plus fondamental". Au-delà du domaine didactique, elle pourrait
s'appliquer aussi à une tendance qui menace actuellement les fondements
mêmes de l'enseignement ;: celle de réduire les finalités
de l'école aux attentes de la société marchande, et d'en
faire la servante diligente de la civilisation des loisirs. Certes, on veut
bien que les enfants apprennent quelque chose, mais on aimerait que l'instruction
se fasse "vite fait bien fait", d'une manière aussi rapide
et discrète que possible. Nombreux sont les parents rêvant d'une
école qui, par on ne sait quelle alchimie miraculeuse, atteindrait un
maximum d'efficacité tout en demandant un minimum de sacrifices. Dans
cette optique, les enfants rentreraient de l'école sans soucis, sans
mauvaises notes à rattraper, sans devoirs à domicile à
faire, heureux, frais et dispos, fin prêts pour le départ en week-end
- et puis, bien évidemment, dotés de tout le bagage intellectuel
qu'il leur faudra plus tard pour faire une belle carrière ...
L'hypocrisie foncière d'une telle attitude saute aux yeux. L'école
est toujours censée accomplir ses missions - qui, au demeurant, deviennent
de plus en plus nombreuses -, mais elle doit s'y prendre sans déranger
nos petites habitudes, et avec des moyens de plus en plus dérisoires.
Un des exemples les plus probants de cette évolution est la modification
des horaires. La généralisation de l'horaire aménagé
et du samedi libre, qui semble désormais inéluctable, ne résulte
d'aucune réflexion d'ordre pédagogique et ne se fait certainement
pas dans l'intérêt des élèves ;: elle est tout simplement
la conséquence d'une nouvelle hiérarchie des valeurs qui subordonne
l'épanouissement intellectuel aux impératifs du confort personnel
et du divertissement.
Encore faut-il se réjouir que l'école luxembourgeoise ait évité
jusqu'à présent les expériences hasardeuses qui se font
chez nos voisins. La France en est déjà à la semaine de
quatre (!) jours, introduite il y a dix ans dans certaines classes du primaire.
Peu importe que tous les spécialistes aient attiré l'attention
sur le risque d'une condensation excessive de la matière et sur les inconvénients
des coupures trop nettes entre deux blocs de cours ;: la plupart des parents
sont ravis et n'accepteraient d'ailleurs plus que l'école accapare leurs
chers petits en dehors de ces quatre jours. Du moins les résultats peu
concluants enregistrés durant ces dix années sur le plan pédagogique
rendent-ils hautement improbable une généralisation du modèle.
De l'autre côté du Rhin, certains Länder allemands ont cru
bon de mettre en place un "bac turbo" (sic ;! ) qui permettrait aux
élèves de suivre une formation accélérée
et de décrocher le baccalauréat au bout de six années d'études
secondaires. S'il s'agissait d'une mesure destinée aux surdoués,
il n'y aurait rien à redire - mais il faut craindre qu'une telle réforme
ne découle surtout de la volonté de lâcher désormais
les jeunes sur le marché du travail dès que possible, et d'en
faire plus vite des producteurs et des consommateurs. L'école - un luxe
que le néo-capitalisme ne peut plus guère se permettre ;? Cette
mentalité néfaste, qui tend à amputer l'école de
sa dimension spirituelle et à faire triompher l'utilitarisme le plus
desséchant, n'est malheureusement pas étrangère à
certains hommes politiques luxembourgeois, séduits eux aussi par la perspective
d'une réduction des "années lycée".
" Moins, c'est plus." - cette formule consacrée, bien connue
des vieux briscards de la pédagogie, est désormais mêlée
aux sauces les plus indigestes. Elle sert de justification aux décisions
les plus calamiteuses et aux capitulations les plus éhontées,
qu'il s'agisse de l'élagage excessif des programmes ou de la réduction
du nombre des jours de classe, si ce n'est des années d'études.
Gageons qu'à force de poursuivre cette politique des joyeux ciseaux,
on aura bientôt réalisé l'utopie d'une école light
qui fonctionne selon les principes de la restauration rapide. Désir de
commodité, quand tu nous tiens ;!
Si le moindre soupçon d'élitisme ou de conservatisme semble susciter
de nos jours une véritable levée de boucliers, les clairons de
la néo-pédagogie peuvent se permettre les outrances verbales les
plus téméraires. Les professeurs "à l'ancienne"
se voient régulièrement décrits comme des vestiges de l'ère
préhistorique ;: il est question de "fossiles", de "dinosaures",
de "rustres" qui s'acharnent à enseigner selon des méthodes
"totalement surannées" et dont on attend la disparition avec
impatience. Cet ostracisme hautain, ce manque de gratitude et de solidarité
entre les générations sont écoeurants ;!
De surcroît, le discours pédagogique ultralibéral s'en prend
volontiers à des caricatures qu'il essaye de faire passer pour des réalités.
L'image traditionnelle de l'enseignant est souvent ravalée au rang d'un
simulacre grossier. Nombreux sont les textes où apparaît le cliché
du censeur imbu de lui-même, rétif à toute critique et à
toute innovation, obsédé par les contrôles et les sanctions.
Avec un brin de perfidie, les détracteurs de l'enseignement luxembourgeois
suggèrent que la rigueur et l'incapacité à se remettre
en cause vont toujours de pair. Par un tour de passe-passe rhétorique,
le professeur refusant de trop lâcher la bride devient ipso facto un cuistre
arrogant qui ne varie jamais ses méthodes. Comme si l'habitude de procéder
à des contrôles systématiques excluait d'entrée de
jeu une auto-évaluation de l'enseignant ;! Comme s'il était impossible
d'être à la fois sévère envers ses élèves
et sévère envers soi-même ;! Certes, il serait ridicule de
nier qu'il existe de mauvais enseignants - tout comme il y a de mauvais médecins
et de mauvais artisans. Mais le manque de doigté pédagogique et
le rigorisme excessif sont toujours le fait de déviances individuelles,
et non le produit d'un système prétendument cruel qu'il faudrait
réformer de fond en comble ;!
Suggérer de nouvelles approches, encourager la diversité des pratiques,
stimuler la réflexion pédagogique, voilà qui est tout à
fait louable en soi. Seulement, si le discours innovateur se fait sectaire et
dogmatique, s'il tend à imposer aux enseignants des méthodes modernes
présentées comme autant de panacées, et à disqualifier
ceux qui se permettent d'avoir une vision plus traditionnelle de leur métier,
on en est réduit à répondre au mépris par le mépris.
A mon sens, s'il y a une contrainte à laquelle un enseignant doit se
soumettre, ce n'est pas l'utilisation de telle ou telle recette prétendument
infaillible et indispensable, mais tout simplement l'efficacité de la
transmission des connaissances et des compétences, dans le respect des
finalités prévues par le programme. Quant au choix des méthodes,
il dépend non seulement de la personnalité et des préférences
de l'enseignant, mais également de la matière traitée et
du comportement des élèves ;: ainsi, des méthodes actives
telles que le travail en groupe contribuent à dynamiser une classe plutôt
réticente, tandis qu'un cours magistral "pur et dur" a l'avantage
de montrer aux bavards qu'avant de crier son avis sur tous les toits de ce monde,
il faut d'abord écouter et s'informer. En définitive, aucune approche
n'est à proscrire tant qu'elle permet à l'enseignant d'atteindre
son but. Il est tout aussi aberrant de déblatérer contre le cours
magistral que de refuser systématiquement toute forme d'innovation. Et
si l'école veut jouer son rôle de contrepoids humaniste dans une
société de plus en plus encline à la superficialité
et à la paresse spirituelle, elle a intérêt à préserver
cette diversité, à s'opposer à tous les "-ismes "
réducteurs et à assurer aux enseignants du troisième millénaire
cette liberté pédagogique sans laquelle ils ne seraient plus que
d'obscurs tâcherons perdus dans les cales d'un vaisseau avarié.
Association des Professeurs de l'Enseignement secondaire et supérieur
du Grand-Duché de Luxembourg a.s.b.l. (APESS)
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