Les sept fléaux de l'enseignement contemporain

Les sept fléaux de l'enseignement contemporain

Ce texte a été publié dans le journal Luxemburger Wort - Die Warte le 20 septembre 2001.
Il a été écrit par le journaliste luxembourgeois Alain Wagner.
Nous en avons eu connaissance par l'association des Professeurs de l'Enseignement secondaire et supérieur du Grand-Duché de Luxembourg (APESS).

Les chantres de la pédagogie moderniste ont l'habitude de claironner à qui mieux mieux que le système éducatif luxembourgeois est en état de décrépitude avancée, et qu'il ne faudrait pas moins qu'une véritable révolution pour préparer l'enseignement aux défis du futur. Dans leurs discours pompeux où le champ lexical du changement ("mutation", "évolution", "adaptation") revient avec l'obstination bruyante d'un marteau-piqueur, ils accusent volontiers l'inertie et la pusillanimité d'un corps enseignant trop attaché à ses habitudes, et pleurent des larmes de crocodile sur le sort des élèves abandonnés entre des mains si inexpertes.
Nous oserons défendre ici le point de vue contraire ;: si l'école luxembourgeoise continue à s'en tirer plutôt bien, en regard des errements qu'on observe dans d'autres pays, et si la plupart de nos bacheliers peuvent toujours se prévaloir d'une formation solide, ce n'est pas grâce aux rodomontades des révolutionnaires autoproclamés, mais à l'engagement discret et efficace de ceux qui oeuvrent sur le terrain et qui font preuve de prudence et de pragmatisme sans pour autant être hostiles à toute forme d'innovation, comme le montrent de nombreux projets ponctuels et concrets qui se développent actuellement dans nos écoles. Inversement, ce qui menace notre enseignement n'est pas l'immobilisme -qui est un fantasme post-soixante-huitard plutôt qu'une réalité empirique-, mais l'aveuglement, volontaire ou non, de certains fumistes qui prétendent détenir les clefs de l'école du futur. Derrière leurs visions nébuleuses se cachent souvent les pires fléaux auxquels l'enseignement contemporain est exposé, et dont les principaux seront développés dans ce qui suit. Plutôt qu'une révolution, il faudrait à notre école un toilettage conséquent qui aille dans le sens du réalisme, et qui, en la libérant de toutes les fioritures pseudo-pédagogiques, lui permette d'accomplir sans complexes sa mission fondamentale ;: la transmission du savoir et des valeurs humanistes.

Le technicisme

Qu'un enseignement tourné vers l'avenir se doive de faire un sort aux technologies de l'information et de la communication (TIC), voilà une évidence - je dirais presque ;: un truisme - qui ne peut être sérieusement mise en doute. Que l'on érige toutefois l'ordinateur en objet de culte, et que le recours au multimédia ou au web devienne l'aune à laquelle est mesurée la qualité d'un cours, voilà l'aberration qu'il faudra combattre résolument.
Il est consternant d'observer combien de responsables politiques et de pédagogues succombent au mirage technologique et considèrent Internet ou le CD-rom comme une panacée qui pourra miraculeusement inspirer aux élèves le goût de l'effort et du savoir. Or une motivation authentique ne doit-elle pas découler, avant tout, des contenus eux-mêmes, et non de la manière dont ils sont apprêtés ;? Est-il raisonnable de privilégier l'emballage au détriment de l'objet emballé ;? N'est-il pas prévisible que l'enthousiasme, ou plutôt ... l'emballement des élèves pour les technologies modernes se révélera être un feu de paille qui s'éteindra dès qu'elles auront perdu leur aura de mystère et de nouveauté ;? Ce n'est pas que la présentation de la matière soit totalement négligeable ;: le cas échéant, le multimédia pourra agréablement illustrer et compléter des explications fournies en amont. Toujours est-il qu'un vrai amateur de littérature par exemple n'a nullement besoin du truchement informatique pour vivre sa passion. Quant à celui qui ne connaît pas encore le ba.-ba d'une discipline, la pratique du surfing ne lui sera d'aucun profit intellectuel et ressortira à un simple divertissement plutôt qu'à un enrichissement réel des connaissances. En effet, quel que soit le domaine choisi, un novice doit préalablement acquérir un savoir de base et assimiler les notions élémentaires, faute de quoi il risquera d'être assommé par un flot d'informations non structurées, et souvent, de médiocre qualité.
Pour ce qui est de l'apprentissage des langues, bien naïf qui attend de l'ordinateur un remède miracle contre l'illettrisme et les difficultés de compréhension. A l'élève qui accuse de vastes lacunes de vocabulaire et ignore les structures linguistiques essentielles, la lecture sur écran ne sera que d'un faible secours, tant il est vrai qu'un simple changement de support ne rend pas un texte moins opaque. Dans son éditorial du 20 juin 2000, Claude Imbert, rédacteur en chef du Point, s'insurge contre cette illusion ;: "Sur écran comme sur papier, le même écrit qui existait avant Gutenberg existera avec le numérique. Il faudra toujours l'apprendre." Plutôt que d'inonder les salles de classe d'ordinateurs, on ferait mieux de mettre en œuvre ce que Claude Allègre appelait le " recentrage sur les fondamentaux ". Maîtriser la syntaxe d'une langue, disposer d'un vocabulaire de base, repérer les articulations logiques, puiser dans sa culture générale pour comprendre les allusions historiques ou littéraires - telles sont les compétences requises pour déchiffrer correctement un texte, que celui-ci soit imprimé ou affiché sur un écran.
En ce qui concerne l'apport de l'ordinateur au développement des capacités rédactionnelles, le scepticisme semble également de rigueur. Evidemment, le foisonnement des forums de discussion sur le web et des missives électroniques pourrait faire croire, à première vue, à une résurgence de l'écrit et, partant, à une amélioration de la maîtrise active de la langue. Cependant, pareil optimisme s'accorde mal avec le fait que "le texte échangé par les internautes est le plus souvent une "novlangue", un "basic" fait d'anglicismes et d'onomatopées" (Imbert ), et que le bavardage via Internet relève souvent d'un usage totalement chaotique de la langue, usage qui, loin de remédier aux déficiences linguistiques, ne fait que les confirmer. Il existerait même des forums de discussion où il est mal vu de former des phrases de plus de six mots et, qui pis est, grammaticalement correctes, sous peine de se voir taxer de cuistrerie et de snobisme ... Cessons donc de nous voiler la face, et sachons qu'une intégration massive et indifférenciée des TIC dans les cours ne serait que du TOC ;!

Le défaitisme

"De toute façon, nous ne pouvons pas résister." - "Il faut bien s'adapter." - "Je me suis arrangé." - malheureusement, le discours frileux de la résignation envahit de plus en plus les salles de conférence. A entendre de tels soupirs fatalistes, on a l'impression que l'école, loin de façonner le monde de demain, n'est plus qu'un hochet dérisoire aux mains de la société marchande d'aujourd'hui. S'il est vrai que l'enseignement ne peut pas se permettre de fonctionner en vase clos et d'ignorer les phénomènes socio-économiques, il perdrait sa raison d'être si jamais il renonçait à son autonomie et à sa vocation spirituelle. Bien plus, au lieu de le restreindre au rôle de pourvoyeur du marché, il importe, plus que jamais, d'en faire un contrepoids au consumérisme ambiant. L'étude de la littérature, de l'histoire, de la philosophie, ainsi que des arts plastiques et de la musique, n'est pas un luxe, mais une dimension essentielle et irremplaçable de toute formation humaniste digne de ce nom. Rien, ni les contraintes de l'horaire, ni les impératifs de la spécialisation, ni le souci d'adapter les programmes aux capacités des élèves, ne pourrait jamais en justifier la liquidation.
Il est attristant de constater que même d'excellents enseignants s'abandonnent de temps en temps à la résignation et se demandent, par exemple, si dans la division supérieure de l'enseignement classique, il ne serait pas indiqué de remplacer l'étude systématique de la littérature par des cours de grammaire et d'expression. Tout compte fait, cette solution ne présenterait-elle pas le double avantage de mettre nos ouailles à l'abri d'une matière réputée ardue et abstraite, et de pallier leurs déficiences linguistiques ;? De plus, ne serait-elle pas conforme aux exigences des représentants du monde économique, qui n'ont que faire de Baudelaire ou de Racine ;? Il est, hélas, à craindre qu'un beau jour, les commissions nationales, cédant à la pression du "monde extérieur", se rangent à cette vision défaitiste et souscrivent à la liquidation définitive de l'histoire littéraire, ce que les tenants de l'ultra-modernisme, bien entendu, ne manqueront pas de présenter comme un grand progrès et comme une réforme tout à fait salutaire "dans une société en pleine mutation".
Quelque désolante qu'elle paraisse, et quelles qu'en soient les conséquences dans une société en manque de valeurs et de repères spirituels, la déroute de l'enseignement humaniste et plus particulièrement de l'enseignement littéraire n'est en somme que la conséquence logique d'une aspiration généralisée à la facilité. L'étude des grands auteurs exige un effort intellectuel qui n'est pas immédiatement récompensé par un avantage concret ;; elle révèle aussi au grand jour les insuffisances de ceux qui, de compensation en compensation, ont accédé en 3ème sans avoir atteint le niveau linguistique requis. Indépendamment du fait que ce n'est pas en éternisant l'étude technique de la langue que l'on résoudra les problèmes rédactionnels des élèves (de fait, si ceux-ci ne lisent pas, le cours de français ne sera jamais qu'un cautère sur une jambe de bois), il est inquiétant de voir l'enseignement s'aligner systématiquement sur les compétences - ou l'absence de compétences - des plus faibles. Si nous cessons de tricher, nous devons reconnaître qu'un élève accédant à une classe de 3ème est censé maîtriser l'essentiel du lexique et de la syntaxe de la langue française. S'il est normal que son style accuse encore quelques faiblesses et qu'il commette des erreurs ponctuelles, il est inacceptable - même si nous l'acceptons quand même - qu'il ne parvienne pas à rédiger un paragraphe cohérent ou à éviter au moins les barbarismes et les solécismes les plus criants. Or loin de s'en prendre aux problèmes qui se posent en amont, c'est-à-dire au primaire et durant les quatre premières années du secondaire, loin de mettre en cause un système de promotion coupable de tant de pseudo-réussites et d'erreurs d'aiguillage, on fait porter le chapeau au cours de littérature. C'est la nouvelle version du chant de Gavroche ;: je fais des fautes de grammaire, c'est la faute à Voltaire ;!
Les vrais laissés-pour-compte de ce débat sont toutefois ceux des élèves - et ils sont plus nombreux qu'on ne le dit - qui sont reconnaissants d'être initiés à la foisonnante diversité de la littérature, et qui, en se plongeant dans la lecture des grands textes, arrivent à peaufiner leur propre expression. N'ont-ils pas le droit d'attendre autre chose d'un cours de 3ème qu'une nième révision des verbes irréguliers ou des exercices de style du genre "Trouvez le mot juste" ;? Ne risque-t-on pas d'entraver leur progression par un minimalisme de mauvais aloi ;? N'est-il pas absurde que pour faire réussir coûte que coûte une poignée d'élèves mal orientés, on laisse en friche - pour ne pas dire ;: on insulte - l'intelligence, la motivation et la soif intellectuelle de ceux qui sont bien à leur place ;? Si on y ajoute la pratique, malheureusement assez répandue, d'une évaluation "arrangiste" qui consiste à surnoter les faibles et à sousnoter les bons, c'est-à-dire à dégoûter ceux-ci pour se donner les moyens de mieux mentir à ceux-là, le tableau paraît inquiétant. Il devient carrément insoutenable quand les adeptes d'une pédagogie soft, sous prétexte de chasser le spectre de l'élitisme, déclarent que de toute façon, l'enseignement n'est là que pour les moins doués, et que les sujets brillants pourraient s'en passer. Comme si l'école n'était pas (aussi) le lieu où les talents peuvent éclore et se développer ;! Faut-il rappeler qu'un Albert Camus, issu d'un milieu pauvre et illettré, n'aurait jamais pu devenir le grand auteur que nous connaissons si Louis Germain, son instituteur, ne s'était pas attaché à faire fructifier ses dons exceptionnels ;? Mais comme les "professionnels de l'enseignement" claironnent sur tous les toits que désormais, l'école n'est plus un moyen d'ascension sociale (entendez ;: que le mérite importe moins que le piston), il faut craindre que nous ne soyons en train de mettre en place un système scolaire où le bon élève sera accueilli comme un chien dans un jeu de quilles.

Le folklorisme

Un médicament qui flatterait le palais sans améliorer l'état de santé du patient se retrouverait certainement dans la benne à ordures. Dans l'enseignement, au contraire, les choses ne sont pas aussi simples. Les méthodes les plus farfelues ont toujours leurs défenseurs, quels qu'en soient les résultats. La salle de classe sombre-t-elle dans un chaos indescriptible ;? Qu'importe ;: les élèves sont actifs, et la croisière s'amuse. Les devoirs à domicile sont-ils totalement laissés en friche ;? Ce n'est pas grave ;: le travail n'est profitable que s'il procède d'une motivation intrinsèque, et non d'une contrainte. Faut-il constater, à la fin de l'année, que la moitié du programme a été escamotée ;? Qu'à cela ne tienne ;: les élèves ont pu développer d'autres compétences que les facultés cognitives, et puis de toute façon, le mépris des programmes est le début de la vraie pédagogie ;!
A première vue, ce dialogue fictif relève de la caricature la plus voyante, mais on peut douter qu'il soit tellement éloigné de la réalité. En effet, il est parfois effarant d'entendre avec quelle bonne conscience les partisans des méthodes dites alternatives ou ludiques justifient les expériences les plus hasardeuses, et avec quelle désinvolture ils se dérobent au travail qui leur est confié, travail consistant d'abord et surtout à faire accéder leurs élèves au seuil de connaissances prévu par le plan d'études ;! Libre à vous de modifier la définition même de ce qu'est un enseignant ;: le problème, c'est que ce ne sera plus celle de l'enseignant, mais d'une créature folklorique, située à mi-chemin entre l'animateur et le guignol.
Qu'un enseignement humaniste aille au-delà des seules compétences cognitives et que dans le cas idéal, l'apprentissage puisse susciter l'enthousiasme, voire l'émerveillement, personne n'y trouvera rien à redire. L'imposture consiste toutefois à faire du principe de plaisir le dogme suprême - et de l'élève un "enfant-roi" dont le moindre caprice est considéré comme un impératif catégorique. Imposture d'autant plus révoltante que ceux qui ont entraîné les élèves au pays des merveilles et des chimères se sentent dispensés de les en faire ressortir ;: cette tâche pénible, ils l'abandonnent généreusement aux enseignants "vieux jeu".
Dans un certain nombre de déclarations et, notamment, dans la circulaire de printemps adressée aux instituteurs/-trices, mais dont la portée dépasse incontestablement le cadre du primaire, Madame le ministre a eu le grand mérite de remettre les pendules à l'heure, et de river leur clou à tous ceux qui confondent les fonctions de l'enseignant avec celles d'un animateur. En somme, elle n'a fait que rappeler quelques vérités élémentaires ;: que l'acquisition du savoir requiert toujours de la rigueur et de l'effort, quelle que soit la méthode employée. Que le foisonnement du ludique durant les dernières années demande maintenant à être contrebalancé par un retour aux sources. Que certaines approches modernistes comme l'apprentissage du vocabulaire sans langue de référence n'ont pas donné les résultats escomptés (et, pourrions-nous ajouter, se sont avérées particulièrement nocives pour les élèves plus faibles qui ont besoin de structures claires).
Tout ceci n'a rien de bien stupéfiant ;: encore fallait-il avoir le courage de le dire. Si bon nombre d'enseignants n'ont pas manqué d'applaudir à ces réflexions marquées au coin du bon sens - en espérant, bien entendu, que les paroles se traduiront bientôt en actes -, il s'est trouvé aussi des néo-pédagogues inconditionnels pour faire la fine bouche. Le texte sorti de la plume ministérielle a été jugé "réactionnaire". Or depuis quand un adjectif qualificatif a-t-il valeur d'argument ;? Et puis ne s'agissait-il pas, précisément, de "réagir" à certains abus antérieurs ;? Une syndicaliste de gauche a rappelé, l'air mi-figue, mi-raisin, que le cours de langue ne se limitait quand même pas au vocabulaire. Quelqu'un l'avait-il prétendu ;? D'autres se sont complus à souligner le contraste entre un discours traditionaliste et les attentes suscitées naguère par la promesse d'une "offensive éducative". Cependant, il ne faut pas oublier que les contre-offensives font aussi partie de l'art du combat, et qu'à une époque où prévalent les chimères et les fantasmes, il n'y a rien de plus novateur et de plus utile qu'une bonne dose de réalisme ;! Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, Bernanos prédisait déjà l'avènement d'une époque où les dés seraient tellement pipés que " la phrase la plus anodine empruntée aux plus tolérants de nos penseurs " retentirait comme un tonnerre ou un tocsin. Eh bien, nous y sommes ;!

Le compassionnisme

Le compassionnisme est assurément le défaut le plus rédhibitoire de la "nouvelle" pédagogie. Contrairement à la compassion authentique, qui peut se définir comme une perception humaine et miséricordieuse du réel, le compassionnisme se fonde essentiellement sur la négation d'une vérité jugée indésirable ou "pédagogiquement incorrecte". Au lieu d'amener les élèves à mieux surmonter les obstacles, le pédagogue compassionniste ne fait que niveler le chemin que va emprunter l'enfant-roi, de même que Jean-Baptiste demandait aux Israélites d'abaisser les montagnes à la venue du Messie. Le compassionnisme à outrance s'exprime surtout par une évaluation ultraclémente destinée à ne pas "traumatiser" les chers petits, quelles que soient les conséquences lointaines (lacunes accumulées, déceptions tardives, réorientations douloureuses) de cette mascarade. A cela s'ajoute une revendication qui n'est même plus originale ;: il faut à tout prix mettre en œuvre des méthodes d'évaluation plus "humaines" et plus "positives" que les compositions traditionnelles. Il importe surtout de combattre la cruauté des enseignants qui se complaisent à noyer les productions de leurs ouailles sous un torrent d'encre rouge ...
Que l'on se rassure ;: les professeurs se sentent eux aussi découragés quand ils se trouvent face à une copie dont la moindre petite phrase exige un toilettage radical, et sur laquelle ils devront plancher pendant trois quarts d'heure, voire davantage. Ce que d'aucuns semblent considérer comme un plaisir sadique n'est en réalité qu'une corvée. Et si les correcteurs ne cèdent pas à la tentation de jeter le manche après la cognée, ou plutôt le stylo rouge après la copie, c'est qu'ils refusent de se résigner et restent convaincus que l'apprentissage se fait souvent par l'erreur. Mais voici que les coryphées du compassionnisme pédagogique, par un coup de baguette magique, se proposent de les délivrer de leur labeur ingrat ;: il suffit de "po-si-ti-ver" ;! Malheureusement, c'est en vain que le lecteur de leurs envolées, séduit par tant de positivité, attend des propositions précises quant à l'attitude à adopter face à une copie illisible. A moins qu'il ne s'agisse de supprimer toutes les épreuves gênantes, notamment les dissertations, qui font figure de trouble-fêtes parce qu'elles révèlent sans fioriture la baisse inquiétante des capacités rédactionnelles ;? Ainsi, pourquoi ne pas généraliser les QCM et demander aux élèves, à l'avenir, de "cocher la bonne introduction" au lieu de les contraindre à en rédiger une ;?
Du moins ces bafouillages auront-ils confirmé une chose ;: ce que les pédagogues ultralibéraux appellent pompeusement "évaluation positive" se limite bien souvent à un trompe-l'œil dérisoire, à une entreprise de camouflage qui occulte les vrais problèmes au lieu de les attaquer de front, voire à une absence d'évaluation. Pareil maquillage a surtout le tort de déresponsabiliser complètement les élèves en faisant croire qu'un résultat calamiteux n'est dû qu'à la cruauté du correcteur, et non à la médiocrité intrinsèque de la copie, et qu'en dernière analyse, toute note, quelle qu'elle soit, est toujours arbitraire. Qu'une telle mystification ait forcément des incidences funestes sur l'attitude de l'apprenant, plus enclin à contester la prétendue sévérité de l'enseignant qu'à combler ses lacunes, qu'elle fournisse des excuses à toutes les formes de médiocrité et de paresse, voilà qui n'est plus à démontrer.
Et puis - et c'est sans doute le point le plus important - quelle imposture que de suggérer que l'évaluation pratiquée par les professeurs luxembourgeois soit négative par définition ;! N'est-il pas scandaleux qu'on ne parle jamais des élèves motivés et studieux qui voient leurs efforts récompensés par un résultat tout à fait " positif " ;? Ou encore de ceux qui, de fil en aiguille, parviennent à rattraper un retard initial par un travail soutenu, et qui, en fin de parcours, remercient leurs professeurs d'avoir été si exigeants ;? Quant aux critères de correction, ils sont bien plus nuancés que l'on ne veut le faire croire. C'est ainsi que la note attribuée à une dissertation est à la fois fonction des défauts et des qualités de la copie ;: des fautes ponctuelles (orthographe, grammaire) peuvent être compensées par l'aisance du style ou la richesse de l'expression, de même qu'une structuration claire et rigoureuse amènera le correcteur à juger d'une manière plus clémente d'éventuelles lacunes au niveau de l'argumentation. Evidemment, si tous les indicateurs sont au rouge (au propre et au figuré), si le développement se réduit à un cafouillis indéchiffrable, le correcteur ne pourra que constater les dégâts et les sanctionner. En général, de tels "cas désespérés" sont le résultat d'une orientation erronée ou de compensations abusives ;: prôner alors une "évaluation positive" au lieu d'un changement de section, c'est choisir la politique de l'autruche.

Le pédagogisme

Ce que le compassionnisme est à la vraie compassion, le pédagogisme l'est à la pédagogie: un avatar perverti, au sens étymologique du terme, de ce qui se présente au départ comme une vertu. De façon générale, le pédagogisme peut se définir par la prétention de faire de l'acte d'enseigner une science exacte et d'aboutir au "zéro défaut" cher à M.Allègre, et ceci à grand renfort de considérations théoriques et de logorrhées pseudo-savantes en comparaison desquelles le langage d'un Diafoirus paraît
d'une limpidité cristalline. Le pédagogue transmet des savoirs ;: le pédagogiste "régule des apprentissages dans une optique formative". Celui-là se sent une vocation ;: celui-ci "construit un projet professionnel permanent dans le cadre institutionnel en tenant compte des savoirs scientifiques et des pratiques pédagogiques variés." Le premier enseigne une matière à des élèves ;: le second "articule les savoirs psycho-pédagogiques et disciplinaires dans la pratique pédagogique par rapport à des références scientifiques actualisées." Bigre ;!
Les formules pompeuses que nous venons de citer pourraient prêter à sourire. L'ennui, c'est qu'elles ne sont pas extraites d'une comédie de Molière - Les précieuses ridicules par exemple -, mais du fameux "référentiel des compétences" (hélas ;!) qui est assené à tous les stagiaires de l'enseignement secondaire, et par rapport auquel devra se faire leur évaluation. Et même avec beaucoup d'humour, il est difficile d'admettre qu'un jeune enseignant soit condamné à s'entendre rabâcher de telles rengaines à longueur de mois, voire d'années, alors que les difficultés qu'il rencontre en classe sont à des années-lumière de ce galimatias prétendument scientifique. N'est-il pas aberrant que le nouveau stage, abstraction faite de la formation en discipline et bien sûr du tutorat sur le terrain, soit devenu le haut lieu du pédagogisme, au lieu d'être une formation de nature essentiellement pragmatique ;? La situation actuelle semble d'autant plus incongrue que les stagiaires "ancien régime" avaient déjà déploré l'importance excessive accordée à la théorie. Or les responsables de la réforme, loin de tenir compte de ces remontrances, ont multiplié (au moins) par deux le volume des cours incriminés ;! On se plaindrait d'un médecin qui s'amuserait à gaver un diabétique de sucreries, mais l'enseignement est décidément le royaume de tous les possibles. Il est d'ailleurs significatif que jusqu'à ce jour, les responsables aient hésité à procéder à une évaluation précise et différenciée de tous les éléments de formation, et, surtout, à une
vraie consultation des stagiaires eux-mêmes ;: le résultat en serait probablement fort pénible pour certains demi-dieux du "tout-pédagogique" ;!
En 1657 déjà, Blaise Pascal se moque de la fatuité de ceux qui se complaisent à manier un vocabulaire compliqué pour mieux masquer l'indigence de leur pensée. "Il ne faut pas guinder l'esprit ;; les manières tendues et pénibles le remplissent d'une sotte présomption par une élévation étrangère et par une enflure vaine et ridicule, au lieu d'une nourriture solide et vigoureuse." Même son de cloche chez La Bruyère, l'auteur des Caractères ;: "( Si ) vous voulez me dire qu'il fait froid, que ne dites-vous ;: "Il fait froid ;?" Toute la doctrine classique, que d'aucuns veulent limiter à un élitisme borné, est fondée sur cet idéal de transparence et de simplicité. Une légende littéraire veut même que le poète Malherbe, l'un des ancêtres de ce qui deviendra le classicisme français, soit allé jusqu'à "corriger" les recueils de ses devanciers, biffant d'une plume rageuse tous les passages qui ne lui paraissaient pas assez clairs. On imagine ce que le référentiel des compétences du nouveau stage serait devenu entre ses mains. Et mutatis mutandis, il ne serait pas totalement absurde d'affirmer qu'en redécouvrant l'idéal de rigueur et de clarté des classiques, un pédagogue néophyte en apprendrait bien plus sur l'art d'enseigner qu'en écoutant certains cours de méthodologie générale.
Cependant, là où le pédagogisme s'avère particulièrement néfaste, c'est lorsqu'il tend à décourager de jeunes stagiaires en leur faisant accroire que, quelles que soient les circonstances, le rendement de l'enseignement dépend exclusivement de l'habileté du titulaire. Dans cette perspective, l'échec scolaire serait invariablement "produit" par un système trop répressif, et ce qu'on appelle "paresse" se réduirait à une absence momentanée de motivation due, bien évidemment, à la nullité du cours. Pis encore ;: si les élèves se font saquer à cause du professeur, ils ne réussissent le plus souvent que malgré lui. Qui dira les dégâts que de telles inepties peuvent causer chez un débutant en quête de repères ;? Au lieu d'encourager sa vocation et de guider sa passion, on essaie de lui inculquer un mea-culpisme permanent qui, poussé à l'extrême, l'obligera bientôt à choisir entre la porte de sortie et le divan du psychanalyste ;! Certes, tout enseignant doit se mettre en cause ;; certes, il est trop simpliste de toujours s'en prendre aux élèves et à leurs éternels défauts, au lieu de se colleter avec ses propres insuffisances ;: aucun pédagogue honnête ne le contestera. Mais, de grâce, dites aussi aux jeunes enseignants que le professeur n'est pas le bon Dieu, que ce n'est pas lui qui pourra résoudre les problèmes de la société, et qu'à côté de nombreux élèves sérieux, il existe malheureusement des cancres irrécupérables qui résistent à tout acharnement pédagogique ;! Cessez enfin de leur faire gober l'illusion, vaguement rousseauiste, du "Tout-le-monde-il-est beau-tout-le-monde-il-est-gentil" ;! Et surtout, ayez toujours à l'esprit que ce n'est pas
aux stagiaires d'aujourd'hui de servir de paratonnerres à toutes les rancunes que vous avez accumulées jadis, ni de cobayes à tous les fantasmes de mai 1968 qui, décidément, n'en finissent pas de mourir ;!

Le réductionnisme

Le dictionnaire définit cette notion comme la "réduction systématique d'un domaine de connaissance à un autre considéré comme plus fondamental". Au-delà du domaine didactique, elle pourrait s'appliquer aussi à une tendance qui menace actuellement les fondements mêmes de l'enseignement ;: celle de réduire les finalités de l'école aux attentes de la société marchande, et d'en faire la servante diligente de la civilisation des loisirs. Certes, on veut bien que les enfants apprennent quelque chose, mais on aimerait que l'instruction se fasse "vite fait bien fait", d'une manière aussi rapide et discrète que possible. Nombreux sont les parents rêvant d'une école qui, par on ne sait quelle alchimie miraculeuse, atteindrait un maximum d'efficacité tout en demandant un minimum de sacrifices. Dans cette optique, les enfants rentreraient de l'école sans soucis, sans mauvaises notes à rattraper, sans devoirs à domicile à faire, heureux, frais et dispos, fin prêts pour le départ en week-end - et puis, bien évidemment, dotés de tout le bagage intellectuel qu'il leur faudra plus tard pour faire une belle carrière ...
L'hypocrisie foncière d'une telle attitude saute aux yeux. L'école est toujours censée accomplir ses missions - qui, au demeurant, deviennent de plus en plus nombreuses -, mais elle doit s'y prendre sans déranger nos petites habitudes, et avec des moyens de plus en plus dérisoires. Un des exemples les plus probants de cette évolution est la modification des horaires. La généralisation de l'horaire aménagé et du samedi libre, qui semble désormais inéluctable, ne résulte d'aucune réflexion d'ordre pédagogique et ne se fait certainement pas dans l'intérêt des élèves ;: elle est tout simplement la conséquence d'une nouvelle hiérarchie des valeurs qui subordonne l'épanouissement intellectuel aux impératifs du confort personnel et du divertissement.
Encore faut-il se réjouir que l'école luxembourgeoise ait évité jusqu'à présent les expériences hasardeuses qui se font chez nos voisins. La France en est déjà à la semaine de quatre (!) jours, introduite il y a dix ans dans certaines classes du primaire. Peu importe que tous les spécialistes aient attiré l'attention sur le risque d'une condensation excessive de la matière et sur les inconvénients des coupures trop nettes entre deux blocs de cours ;: la plupart des parents sont ravis et n'accepteraient d'ailleurs plus que l'école accapare leurs chers petits en dehors de ces quatre jours. Du moins les résultats peu concluants enregistrés durant ces dix années sur le plan pédagogique rendent-ils hautement improbable une généralisation du modèle. De l'autre côté du Rhin, certains Länder allemands ont cru bon de mettre en place un "bac turbo" (sic ;! ) qui permettrait aux élèves de suivre une formation accélérée et de décrocher le baccalauréat au bout de six années d'études secondaires. S'il s'agissait d'une mesure destinée aux surdoués, il n'y aurait rien à redire - mais il faut craindre qu'une telle réforme ne découle surtout de la volonté de lâcher désormais les jeunes sur le marché du travail dès que possible, et d'en faire plus vite des producteurs et des consommateurs. L'école - un luxe que le néo-capitalisme ne peut plus guère se permettre ;? Cette mentalité néfaste, qui tend à amputer l'école de sa dimension spirituelle et à faire triompher l'utilitarisme le plus desséchant, n'est malheureusement pas étrangère à certains hommes politiques luxembourgeois, séduits eux aussi par la perspective d'une réduction des "années lycée".
" Moins, c'est plus." - cette formule consacrée, bien connue des vieux briscards de la pédagogie, est désormais mêlée aux sauces les plus indigestes. Elle sert de justification aux décisions les plus calamiteuses et aux capitulations les plus éhontées, qu'il s'agisse de l'élagage excessif des programmes ou de la réduction du nombre des jours de classe, si ce n'est des années d'études. Gageons qu'à force de poursuivre cette politique des joyeux ciseaux, on aura bientôt réalisé l'utopie d'une école light qui fonctionne selon les principes de la restauration rapide. Désir de commodité, quand tu nous tiens ;!

L'exclusivisme

Si le moindre soupçon d'élitisme ou de conservatisme semble susciter de nos jours une véritable levée de boucliers, les clairons de la néo-pédagogie peuvent se permettre les outrances verbales les plus téméraires. Les professeurs "à l'ancienne" se voient régulièrement décrits comme des vestiges de l'ère préhistorique ;: il est question de "fossiles", de "dinosaures", de "rustres" qui s'acharnent à enseigner selon des méthodes "totalement surannées" et dont on attend la disparition avec impatience. Cet ostracisme hautain, ce manque de gratitude et de solidarité entre les générations sont écoeurants ;!
De surcroît, le discours pédagogique ultralibéral s'en prend volontiers à des caricatures qu'il essaye de faire passer pour des réalités. L'image traditionnelle de l'enseignant est souvent ravalée au rang d'un simulacre grossier. Nombreux sont les textes où apparaît le cliché du censeur imbu de lui-même, rétif à toute critique et à toute innovation, obsédé par les contrôles et les sanctions. Avec un brin de perfidie, les détracteurs de l'enseignement luxembourgeois suggèrent que la rigueur et l'incapacité à se remettre en cause vont toujours de pair. Par un tour de passe-passe rhétorique, le professeur refusant de trop lâcher la bride devient ipso facto un cuistre arrogant qui ne varie jamais ses méthodes. Comme si l'habitude de procéder à des contrôles systématiques excluait d'entrée de jeu une auto-évaluation de l'enseignant ;! Comme s'il était impossible d'être à la fois sévère envers ses élèves et sévère envers soi-même ;! Certes, il serait ridicule de nier qu'il existe de mauvais enseignants - tout comme il y a de mauvais médecins et de mauvais artisans. Mais le manque de doigté pédagogique et le rigorisme excessif sont toujours le fait de déviances individuelles, et non le produit d'un système prétendument cruel qu'il faudrait réformer de fond en comble ;!
Suggérer de nouvelles approches, encourager la diversité des pratiques, stimuler la réflexion pédagogique, voilà qui est tout à fait louable en soi. Seulement, si le discours innovateur se fait sectaire et dogmatique, s'il tend à imposer aux enseignants des méthodes modernes présentées comme autant de panacées, et à disqualifier ceux qui se permettent d'avoir une vision plus traditionnelle de leur métier, on en est réduit à répondre au mépris par le mépris. A mon sens, s'il y a une contrainte à laquelle un enseignant doit se soumettre, ce n'est pas l'utilisation de telle ou telle recette prétendument infaillible et indispensable, mais tout simplement l'efficacité de la transmission des connaissances et des compétences, dans le respect des finalités prévues par le programme. Quant au choix des méthodes, il dépend non seulement de la personnalité et des préférences de l'enseignant, mais également de la matière traitée et du comportement des élèves ;: ainsi, des méthodes actives telles que le travail en groupe contribuent à dynamiser une classe plutôt réticente, tandis qu'un cours magistral "pur et dur" a l'avantage de montrer aux bavards qu'avant de crier son avis sur tous les toits de ce monde, il faut d'abord écouter et s'informer. En définitive, aucune approche n'est à proscrire tant qu'elle permet à l'enseignant d'atteindre son but. Il est tout aussi aberrant de déblatérer contre le cours magistral que de refuser systématiquement toute forme d'innovation. Et si l'école veut jouer son rôle de contrepoids humaniste dans une société de plus en plus encline à la superficialité et à la paresse spirituelle, elle a intérêt à préserver cette diversité, à s'opposer à tous les "-ismes " réducteurs et à assurer aux enseignants du troisième millénaire cette liberté pédagogique sans laquelle ils ne seraient plus que d'obscurs tâcherons perdus dans les cales d'un vaisseau avarié.



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