L'université devient une halte garderie

L'Université ne sait plus quel savoir transmettre et devient une halte garderie

Jacques Darras est né en 1939. Normalien, agrégé d'anglais, il est professeur de poésie anglo-américaine à l'université d'Amiens (où il fut doyen de faculté quinze ans durant) et également traducteur, poète.

L'enseignement supérieur semble gagné par la crise qui touche de plein fouet le secondaire depuis des années : est-il encore possible d'y transmettre du savoir ? Moins que jamais, s'alarme le poète Jacques Darras, professeur à la faculté des lettres d'Amiens I. Selon lui, l'Université s'enfoncerait dans la misère structurelle, l'inanité politique et le conformisme intellectuel. Son démontage en règle n'épargne rien ni personne et (re)lance un débat crucial...

Télérama : Ceux qui prévoyaient une rentrée difficile pour le gouvernement n'ont jamais mentionné l'université parmi les secteurs en crise. Est-elle condamnée au silence ?

Jacques Darras : On n'attend pas que l'Université se comporte comme l'armée, mais effectivement, aujourd'hui, la grande muette, en France, c'est bien l'Université -. Et ce mutisme total de l'institution n'est même plus interrompu par les révoltes estudiantines relayées par les professeurs que le pays connut naguère, qui obligèrent l'opinion publique à prêter quelque attention à ce système complexe et mal perçu. Il y a de quoi s'inquiéter. Rien ne me semble en effet plus grave que de ne plus avoir de discours pour une institution qui cultive la parole; non pas une parole gratuite mais une parole sensée et critique d'elle-même, la dialectique au sens propre du terme. Or cette culture a disparu  : la société produit des experts qui ne sont pas universitaires ou ne s'affichent plus comme tels et le bavardage médiatique s'est imposé en concurrent redoutable de la parole universitaire...

Télérama : A quels phénomènes attribuez-vous ce repli ?

Jacques Darras : La question de fond est celle d'une crise dans la transmission des savoirs. En période de bouleversements technologiques, qu'apprendre aux jeunes gens âgés de 18 à 25 ans : les savoirs disciplinaires traditionnels marqués par des siècles de sagesse et de rigueur intellectuelle, ou bien du savoir technique immédiatement utilisable, schématisé, une sorte de substitut de savoir, comme un peu d'informatique, des rudiments de marketing, ou un saupoudrage de langues afin de faire entrer les étudiants le plus vite possible dans la vie active ? L'Université ne sait plus quoi donner et doit subir des pressions contradictoires. Celle de l'Etat, en premier lieu, qui rétribue les fonctionnaires, attribue les budgets et garantit - mais pour combien de temps encore ? - la nationalité du diplôme (acquis à Strasbourg. il sera aussi valide à Montpellier).

Télérama : l'Etat joue donc un rôle protecteur..

Jacques Darras : Certes, mais en contrepartie de cette tutelle que nous sentons de plus en plus incertaine, l'Etat impose des contraintes en forme de carcan: on a de plus en plus l'impression que les universités sont dirigées par Bercy. Par exemple, de nouveaux calculs (baptisés San Remo) fixent les sommes allouées aux universités en fonction de la valeur estimée de telle ou telle discipline : un étudiant en sciences s'avère budgétairement fructueux, davantage qu'un congénère en sciences humaines. Avec pourtant un léger correctif en faveur de spécimens plus rentables parce qu'ayant choisi une matière jugée importante, par exemple l'anglais. Si bien que les universités ont tendance à supprimer les petites disciplines (langues rares ou anciennes) peuplées d'étudiants qui coûtent davantage qu'ils ne rapportent. Bref, plus la mission de l'Université apparaît floue, plus vétilleux se fait son contrôle par l'Etat...

Télérama : Ce poids de l'Etat ne tend-il pas à s'alléger grâce à la décentralisation ?

Jacques Darras : Les régions menacent plutôt de déréguler le système. La plupart des universités y sont implantées depuis la loi Edgar Faure de 1968. Mais les régions entendent aujourd'hui s'impliquer davantage, à la faveur de l'actuel projet décentralisateur de Jean-Pierre Raffarin. La région Rhône-Alpes, par exemple, reprenant un ancien souhait de Charles Millon, réclame même le droit à l'expérimentation régionale en matière de gestion des universités. Elle vise le contrôle de la carte des formations universitaires, c'est-à-dire la possibilité d'établir les programmes et les cursus, jusqu'à présent décidés au niveau national par les conseils des universités, en toute autonomie. Les régions préféreraient les tailler sur mesure en fonction d'un marché local, ce qui aboutirait à d'énormes inégalités de fait. C'est justement ce qu'avaient combattu les universitaires en 1978 en refusant de toutes leurs forces la « carte universitaire » proposée par la ministre Alice Saunier-Seïté. Celle-ci voulait établir une hiérarchie de droit entre les universités régionales tout en professionnalisant certains établissements, au prétexte de les mettre davantage en phase avec le marché du travail. La victoire de la gauche en 1981 est en partie née de ce combat, gagné, qui a soudé les enseignants, les étudiants et leurs parents.

Télérama : Et la gauche aurait, selon vous, trahi ce combat  ?

Jacques Darras : Le paradoxe a voulu que cette gauche, dix ans plus tard, par le truchement du ministre de l'Education nationale Lionel Jospin et de son poisson pilote Claude Allègre, affaiblît les universités en créant des instituts rivaux : les IUFM (Instituts universitaires de formation des maîtres). Ces IUFM sont dotés de budgets colossaux ponctionnés sur ceux de l'Université ainsi asséchée. Ils dispensent de la didactique, de la science de l'éducation...

Télérama : ... justement pour faire face à la crise de la transmission du savoir dès le primaire et le secondaire, non ?

Jacques Darras : Eh bien non, précisément parce que la réponse des IUFM n'est que technique. Les futurs professeurs sont découragés par la lourdeur didactique qui leur est imposée. Ils sont « confisqués » par un tel enseignement et donc détournés de la recherche. Autrefois, il y avait des passerelles entre l'enseignement dans le secondaire et le supérieur: un certifié ou un agrégé pouvait accéder à l'université à partir du lycée. Nous avons désormais des cassures brutales : d'une part la recherche pure, réservée aux enfants des classes privilégiées qui pourront financer de longues études, d'autre part la professionnalisation, qui enferme dans l'enseignement secondaire ceux qui n'ont pas les moyens (il n'y a quasiment pas de bourses en troisième cycle) d'entamer ou de poursuivre des recherches. L'Université était un ascenseur social, il est en panne. C'est l'échec total d'un système qui a tout investi dans la professionnalisation au détriment du savoir. Et le corps enseignant, qui avait hissé la gauche au pouvoir en 1981 s'estime floué au point d'avoir, j'en suis certain, pesé dans l'échec de Lionel Jospin à la présidentielle voilà six mois.

Télérama : L'Université se retrouverait donc piégée entre les contraintes d'un système étatique jacobin vermoulu et les coups de boutoir dérégulateurs des régions...

Jacques Darras : A cela s'ajoute une troisième force : l'Europe, à laquelle doit s'adapter le système universitaire français. Un tel mouvement, concevable en soi, conduit pourtant à des aberrations, comme de dispenser des cours d'anglais dans les universités françaises afin de pouvoir accueillir des étudiants néerlandais ou suédois, se montrant ainsi parfaitement capable de ne pas les instruire en français ! Cela traduit une faillite totale de l'Union européenne dans l'élaboration d'une politique de ses langues, livrées par Bruxelles au seul marché concurrentiel.

Télérama : Comment réagissent les étudiants et les professeurs dans de telles structures en crise ?

Jacques Darras : Les étudiants sont gagnés par l'illettrisme. Nous subissons les effets conjoints de l'homogénéisation du collège unique (au nom de la démocratisation de l'enseignement, il n'y a plus de différenciations de filières dans le secondaire) et d'une société de consommation immédiate qui a marginalisé le livre. Les étudiants en arrivent donc à s'asseoir sur les bancs de la fac sans appétit de savoir, comme dans une halte-garderie, juste pour consommer des examens de fin de semestre. Face à un tel afflux, les universitaires sont découragés (ils ne retrouvent le plaisir de l'acte d'enseignement qu'à partir des DEA, c'est-à-dire bac plus 5), divisés, désyndicalisés, droitisés (le vieillissement les a notabilisés), parfois même extrême droitisés. Ils ne réfléchissent pas sur leur discipline, s'enferment dans des spécialisations stérilisantes : certains se retranchent dans des périodes historiques voire des demi-périodes et vivent dans cette parcellisation du savoir, alors que les étudiants auraient besoin de généralistes animés d'une foi profonde et d'une connaissance parfaite d'un parcours entier. On assiste à une absence de réflexion confondante. Et l'autonomie du corps universitaire (les enseignants se cooptent dans le supérieur) induit aujourd'hui, avec la fin du bébé-boom, des comportements malthusiens : quand les postes stagnent, le jeune candidat thésard qui veut garder des chances de l'emporter ne fait pas de vague, adopte le profil le plus conforme, intériorise la norme. Voilà pourquoi votre Université est muette...

Propos recueillis par Antoine Perraud

Télérama N°2754, 23 octobre 2002.