Syndicats enseignants: facteurs de blocage ou force de proposition?

Syndicats enseignants: facteurs de blocage ou force de proposition?

Texte intégral de l'article paru dans Le Monde de l'Education (mars 1999)

Le taux de syndicalisation dans la fonction publique enseignante est très faible comparé à celui de nombreux autres pays occidentaux. L'image des syndicats est mauvaise, tant dans l'opinion publique que pour la majorité des enseignants eux-mêmes. Les " grosses " organisations syndicales, également les plus anciennes, apparaissent surtout comme des clubs du refus et des lobbies de privilégiés dont le seul souci est de conserver leurs privilèges et maintenir leur existence.

Ainsi, dans le monde enseignant comme dans l'ensemble du secteur public, et contrairement à ce qui se passe dans d'autres pays, la manifestation de masse, voire la grève, sont le préalable à toute négociation. Les syndicats n'existent que s'ils ont le pouvoir de bloquer ; le gouvernement et l'administration n'écoutent que s'il y a blocage.

La nécessité de pouvoir opérer des blocages efficaces a conduit la plupart des syndicats à ne privilégier qu'un petit nombre de thèmes fédérateurs, démagogiques, réducteurs et simplistes (non à l'avènement ou à la suppression de ceci ou cela, démission de X ou de Y, etc.) au détriment d'une réflexion de fond et de propositions circonstanciées.

Le blocage existe d'abord à l'intérieur même de la plupart des grandes centrales syndicales, tant à cause des luttes de pouvoir qu'en raison de la prééminence de certains mythes fondateurs anachroniques qui sont autant d'obstacles à toute évolution de la doctrine et des modes de fonctionnement. Ces travers sont ressentis si vivement qu'ils nuisent à l'image de tous les syndicats et à l'idée même de syndicalisme. Ceci explique, du moins en partie, l'émergence de divers collectifs et coordinations, et le fait que de nombreux enseignants préfèrent se regrouper dans des unions professionnelles strictement catégorielles ou disciplinaires, et ne font appel aux syndicats qu'en ultime recours.

Officiellement le droit d'un syndicat à être consulté est à la mesure de sa représentativité. Celle-ci n'est pas seulement fonction du nombre d'adhérents ou de suffrages obtenus aux élections professionnelles. Transposant aux relations sociales son mode de fonctionnement hiérarchique, l'administration et le gouvernement ne veulent voir qu'un très petit nombre de têtes. Ainsi, pour s'épargner de la peine et acheter la paix sociale, l'administration de l'éducation nationale, au mépris de l'égalité des citoyens devant l'Etat, a délégué à certains syndicats l'annonce des promotions et des mutations (celle des services ministériels n'intervient que bien plus tard), ce qui permet à ces derniers de faire croire aux heureux bénéficiaires que c'est à eux qu'ils doivent leur promotion ou leur mutation. Si l'administration accorde ce privilège à une coterie de happy few, c'est qu'elle s'y retrouve ; elle préfère ces opposants familiers et parfois complices, dont les réactions sont toujours aisées à anticiper (nous ne parlons pas ici de celles que les gros syndicats se croient obligés de prendre à leur compte pour maintenir la fiction de leur prise d'initiative). Le gouvernement est même allé beaucoup plus loin, puisqu'à l'instigation et avec la bénédiction de certaines centrales syndicales, il a fait institutionnaliser dans la trop fameuse Loi Perben une organisation des élections professionnelles qui interdit de fait l'émergence de nouveaux syndicats, en prohibant a priori toute candidature d'un syndicat qui n'aurait pas été préalablement reconnu représentatif selon les critères fixés arbitrairement par le pouvoir politique. Cette très grave atteinte aux libertés fondamentales, à laquelle seule la justice de la cour européenne des droits de l'homme permettra sans doute de porter remède, puisque son inscription dans une loi la rend hors d'atteinte de la justice administrative, montre trop bien dans quel rôle de figuration l'administration entend cantonner les syndicats. Aux propositions et aux analyses de fond d'enseignants compétents (mais indépendants du pouvoir !), les gouvernements préfèrent celles de conseillers ou de commissions qu'ils choisissent dans leurs cénacles (cf. MM. Fauroux, Attali, Meirieu …), éventuellement assistés de quelques prête-noms syndicaux ou associatifs, Topaze chargés uniquement d'opiner et de signer.

Il faut également dénoncer, hélas, l'attentisme et le suivisme de trop nombreux enseignants, uniquement soucieux de leurs situation personnelle, qui adhèrent à la plus grosse centrale syndicale pour la même raison qu'ils préfèrent l'hypermarché au commerçant de proximité, se disant que ce doit être plus rentable. Ainsi, le plus souvent, l'enseignant syndiqué n'adhère pas à une idée ou une doctrine, pas plus qu'il ne veut contribuer à son élaboration, tâche qu'il abandonne aux autres, abdiquant ainsi son rôle social au sein de l'institution. Et que dire des non syndiqués  !

Dans un pays réellement démocratique, les syndicats sont des parlementaires sociaux reconnus en tant que tels, qui savent intégrer les évolutions de la société à la réflexion qu'ils mènent sur leur profession. Les syndicats d'enseignants ont, à cet égard, un double rôle à jouer :

- ils doivent sauvegarder les principes indispensables à l'exercice libre, responsable et éclairé de leur magistère, et se prémunir contre toute tentative d'asservissement de la part de l'administration, contre toute forme de mise en conformité avec une norme comportementale. Ces principes essentiels reposent sur la qualification professionnelle, la rigueur et l'honnêteté intellectuelles, conditions sine qua non de l'indépendance des enseignants dans l'exercice de leur profession. Ils doivent être clairement distingués d'autres revendications plus matérielles et conjoncturelles.

- les syndicats doivent également œuvrer en concertation avec l'ensemble des institutions politiques. En s'adressant presque exclusivement à l'administration, certains syndicats d'enseignants se placent délibérément dans une logique administrative et hiérarchique, alors qu'il est de leur devoir d'éclairer le législateur sur le fonctionnement de l'Ecole et de l'Université, les problèmes qu'on y rencontre et les solutions que l'on peut y apporter. On est ainsi frappé, à la lecture des comptes-rendus de débats à l'Assemblée nationale ou au Sénat, par l'ingénuité de la majorité des parlementaires concernant notre système éducatif. Ceux-ci, tout comme l'administration, s'en remettent alors à des experts technocrates dont le rôle prééminent et parfois exclusif représente un réel danger pour la démocratie.

Dans leur domaine et à leur niveau de qualification et d'intervention, de la maternelle à l'université, les enseignants sont des concepteurs et des praticiens. Faire des propositions après avoir observé des dysfonctionnements, prévenir ou constater le caractère inapplicable voire dangereux de certaines mesures, programmes ou réformes, être à l'initiative d'aménagements divers, ceci est véritablement du ressort des enseignants et de leurs syndicats. Pourquoi écarte-t-on des questions financières les non spécialistes au motif qu'ils n'ont aucune compétence dans le domaine, alors que dans le même temps, pour ce qui concerne les problèmes d'enseignement, on préfère aux spécialistes que sont les enseignants des "personnalités extérieures" (ancien ministre de l'industrie, ancien conseiller ou chef de cabinet, voire chef d'une secte pédagogique en pleine campagne de prosélytisme) ? L'harmonisation européenne à la sauce ministérielle, conçue par M. Attali et quelques autres " personnalités extérieures ", ainsi que la toute nouvelle réforme des lycées, largement inspirée par le psychopédagogue Ph. Meirieu, sont deux exemples patents de cette politique.

Il y a donc de très gros efforts à fournir pour que cessent les blocages, qu'ils émanent de l'administration ou des syndicats, et pour que les analyses et propositions pertinentes remontent enfin des enseignants vers l'administration et les parlementaires. Il importe à cette fin que ladite administration et lesdits syndicats favorisent le dialogue au lieu de ne chercher qu'à l'enfermer dans des règles d'un autre âge, décidant de qui a le droit de s'exprimer, sur quoi et combien de temps. Le centralisme technocratique de l'Etat français, singé par la plupart des syndicats d'enseignants, doit désormais faire place à de nouveaux modes de fonctionnement au sein des organisations syndicales, à un nouvel état d'esprit de l'administration à l'égard de syndicats modernes, responsables et constructifs, qui pourront enfin supplanter les experts autoproclamés, conseillers occultes et autres bouffons du prince, au grand bénéfice de notre système éducatif et, plus largement, de notre démocratie.

par Thierry Kakouridis et Denis Roynard, du Syndicat des Agrégés de l'Enseignement Supérieur (SAGES).