L'enseignement malade de l'égalitarisme

L'enseignement malade de l'égalitarisme

Par Laurent Schwartz, mai 1991

La France souffre depuis longtemps d'un mal profond : l'égalitarisme en un sens qui n'est pas exactement celui du dictionnaire : il s'agit d' un développement systématiquement excessif de la lutte contre les inégalités.

La lutte contre les inégalités est une chose nécessaire, au moins la lutte pour la diminution des inégalités si l’on veut être réaliste. Si elle devient obsessionnelle, si elle est considérée comme un but presque unique de toute politique sociale, elle devient néfaste de la même manière que la démagogie est un développement néfaste de la démocratie. Tocqueville avait déjà dénoncé l'égalitarisme comme une de causes possibles d'une dégénérescence des démocraties.
Proclamer que tous les hommes sont égaux en droit et en dignité (et aussi en devoirs), c'est dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et tous les démocrates se fondent à juste titre sur cette proclamation.
Proclamer que tous les hommes sont égaux à tout point de vue et à tout instant, y compris dans leurs capacités soit en force musculaire, soit en don musical, soit en intelligence, c'est tout simplement faux.

Si ce n'était qu'une erreur, ce ne serait pas trop grave, mais elle mène à toutes sortes de développements politiques qui reviennent toujours à aligner tout le monde sur le niveau le plus bas.

Comme nous le verrons, cela ne profite même pas aux plus faibles, cela mène seulement à une hypocrisie désastreuse, et finalement l'égalitarisme aboutit presque immanquablement à l'approfondissement des inégalités. Car, pour diminuer les inégalités, il n'est pas nécessaire ni suffisant de proclamer tous les humains égaux, il faut lutter pas à pas pour qu'ils le deviennent plus, et ceci peut et doit comporter certains mesures inégalitaires. Le développement le plus intense de l’égalitarisme a été la révolution culturelle chinoise, qui a été une des plus monstrueuses destructions de la culture. Mais bien des pays ont développé l'égalitarisme dans le langage et dans l'action, également en 1968, et la France est probablement l'un de ceux où il s'est le plus développé parmi les pays occidentaux.
L'année 1968 est lointaine, les jeunes l'ignorent et ne sont plus du tout semblables à leurs aînés, mais ceux des adultes qui répandent la doctrine égalitaire sont justement ceux de la génération 1968, et les jeunes actuels en sont, dans la réalité, les victimes. On développe d'abord l'égalitarisme dans l'enseignement chez les jeunes au niveau de l'école élémentaire, des collèges ou des lycées.
Qu’on veuille développer l'esprit d'équipe et de collaboration, l'amitié des élèves les uns pour les autres, interdire au mérite de mépriser l'échec, c'est tout à fait souhaitable.
Mais qu'on prenne prétexte de l'existence d'élèves qui ont des difficultés à travailler pour freiner ceux qui le peuvent et le veulent, c'est inadmissible.
Il faut distinguer la vie dans la classe et le discours public. Dans le discours, les tabous qui se sont développés avant et après 1968 sont solidement établis. On ne peut plus employer les mots bon élève, élève doué, élève travailleur, talent, mérite, réussite scolaire, intelligence, élève sérieux, on blâmera toute tendance à la compétition (il v en avait trop autrefois, on l'interdit presque complètement maintenant), on évitera toute sanction et toute récompense alors qu'ensuite la vie en est pleine. Alain Savary a voulu, sans y parvenir plus qu’un instant, supprimer les mentions au baccalauréat, tous les bacheliers devaient être identiques. Cette fiction est encore imposée à l'entrée dans toutes les filières académiques de l'Université. Combien de gens, devant parler quand même d'élèves doués ou intelligents, les appellent rapides et décidés, alors qu'il n'y a pas de relation constante entre les deux types de qualité ? Dans la classe, la situation est très variable, les enseignants ont toujours la difficile tâche de faire progresser à la fois des enfants inégalement doués ou inégalement formés  ; les plus solides ont souvent un esprit naturel de compétition, renforcé chez beaucoup par l'influence familiale parce que le succès scolaire n'a plus seulement l'aspect d'un honneur (comme c'est le cas pour les succès sportifs), mais est connu comme un facteur important de réussite scolaire.
Les adultes ont droit à des prix ou médailles très variés : prix de l'Académie ou de sociétés savantes, prix Nobel, doctoratshonoris causa , prix littéraires (Goncourt, etc.), coupes sportives, oscars et césars pour le cinéma (rappelons les lauriers des vainqueurs olympiques en Grèce antique), etc.
On refuse cette satisfaction aux enfants (les prix de fin d'année on disparu), alors que c'est sans doute eux qui en auraient le plus besoin. Les “ distributions solennelles de prix ” de fin d'année seraient vraiment vieux jeu, et même pratiquement irréalisables, mais un certain nombre de prix par an pour des performances particulières seraient sûrement les bienvenus, pour les gagnants, les autres et leurs professeurs, et il y en a beaucoup à l'étranger.

Cela aiderait les bons élèves de tous les milieux à sentir que l'acquisition de la connaissance et de la culture peut être aussi désirable que celle de la fortune.