Des sauvageons au fascisme

Des sauvageons au fascisme

Par Charles Hadji

ARTICLE PARU DANS LE MONDE DU 16.02.02,
écrit par un professeur de "sciences" de l'éducation moins démagogue que d'autres..., s'il en fut

Article 1 : tout jeune, dès l'âge de 8 ans, a le droit de voler la voiture de son choix, et de se livrer avec elle à des rodéos ou à des courses poursuites sans être inquiété par quiconque, et surtout pas par un policier (ce qui relèverait de la provocation).

Article 2 : tout jeune a le droit de s'opposer par la force à quiconque viendrait perturber le libre jeu de ce droit de libre vol. En particulier, tout jeune au volant d'une voiture librement volée a le droit de défoncer tout obstacle insidieusement dressé sur sa route, y compris (et surtout !) si cet obstacle est constitué par la personne d'un agent de la force publique.

L'exercice de ce "droit de légitime défonce" est un droit imprescriptible et inaliénable, garanti par la Constitution.

Excessif et caricatural ? N'est-ce pas là ce que proclament, de fait, tous ceux qui mettent le feu aux banlieues et autres quartiers sensibles dès qu'il arrive malheur à un voleur de voiture, et tous ceux qui les soutiennent ?

Il est temps de se délivrer des hypocrisies habituelles, et des petites lâchetés au jour le jour.

Mettons les choses à plat, en essayant d'aller à l'essentiel, autour de quelques questions.

Y a-t-il des quartiers difficiles ? A l'évidence, oui. Mais difficiles pourquoi  ? Entre autres, parce que leurs malheureux habitants subissent quotidiennement de multiples "incivilités", et sont livrés à l'agressive bêtise de quelques tyranneaux de place publique. Car ces quartiers sont par ailleurs riches : en équipements sociaux ; en habitants de bonne volonté, prêts à aider les autres, et qui ne demandent qu'à vivre en paix avec leurs voisins. Aucun quartier, même populaire, n'a jamais été, par essence, un "ghetto".

Et si certains, hélas, finissent par le devenir, ne le doit-on pas surtout à l'action destructrice de ceux-là mêmes qui clament le plus violemment (quand on les interroge complaisamment) leur mécontentement de vivre... dans un quartier ghetto ? Y a-t-il des jeunes défavorisés ? A l'évidence, oui. Mais pas nécessairement ceux qui se proclament tels, et que l'on voit soudain parader au volant d'une BMW flambant... neuve ! Nul n'est défavorisé, par essence, du seul fait de son appartenance à un groupe, dont il partagerait toutes les souffrances. Que ce groupe soit d'ordre géographique, culturel, ou religieux. Le seul vrai handicap subi par les jeunes dans les quartiers "difficiles" n'est-il pas l'impossibilité, où les place l'action destructrice et terrorisante de quelques violents, d'utiliser en toute sécurité les transports en commun, de bénéficier en toute liberté des équipements collectifs, d'apprendre en toute sérénité à l'école ?

Y a-t-il des policiers racistes ? Sans doute. Mais sans doute ni plus ni moins que chez les journalistes, les juges, les footballeurs, ou... les jeunes des quartiers sensibles ! C'est plus grave quand il s'agit d'un policier ? Sans doute encore ; mais pourquoi la présomption d'innocence ne s'appliquerait-elle pas, aussi, aux fonctionnaires de police ? Et pourquoi voir par principe, dans tout policier, un ennemi des jeunes ? Beaucoup de policiers sont jeunes ! L'immense majorité d'entre eux s'efforcent, avec courage et détermination, d'exercer au mieux un métier que les temps ont rendu difficile. La police est une fonction sociale nécessaire. Sans règle imposée, il n'y a pas de vie sociale possible. Décrier systématiquement la police, c'est ouvrir la voie à la loi des plus violents  ; tout en méconnaissant la leçon du pourtant anarchiste Georges Brassens, "il y a des flics bien singuliers".

Alors ? N'est-il pas grand temps que se lèvent, avant qu'il ne soit trop tard, tous ceux qui peuvent contribuer à un juste redressement des choses ?

- Les plus hautes autorités de l'Etat, à qui le peuple a confié le pouvoir exécutif : pour réaffirmer solennellement que personne, fût-il fils de César, ou fils de travailleur immigré, n'est au-dessus des lois. Et tant que la loi est loi par la volonté du législateur, elle s'applique à tous, dans toute sa rigueur. Sans respect de la loi, il n'y a plus de République.

- Les juges, à qui le peuple a confié le pouvoir de sanctionner le non-respect des lois : pour exercer sans peur et sans démagogie ce pouvoir, quelle que soit la loi, quel que soit le contrevenant. Personne ne doit être ménagé, voire épargné, pour la seule raison qu'il habite un palais de la République, ou bien qu'il vit dans un quartier sensible !

- Les éducateurs, à qui le peuple a confié le pouvoir d'instruire : pour faire preuve d'une autorité légitime et bienvenue, sans laquelle la classe n'est plus qu'une foire d'empoigne, les plus faibles et les plus humbles des élèves étant livrés à la tyrannie des plus violents et des plus pervers.

- Les parents, enfin (et surtout !), à qui la nature a confié la responsabilité de l'éducation de leurs enfants : pour oser dire non. Non aux pulsions agressives  ; non aux caprices ; non aux dérives. Aucun ne doit accepter de devenir l'esclave de l'autre. Pas plus les parents que les enfants ! Ni les uns ni les autres ne doivent succomber au vertige de la "liberté du vide". "Quand on entend dire que d'une façon absolue la volonté consiste à pouvoir faire ce que l'on veut, on peut considérer une telle conception pour un défaut total de culture de l'esprit" (Hegel). C'est bien l'accès à la culture qui est en jeu.

Quand donc les parents cesseront-ils d'avoir peur de discipliner leurs enfants  ? Car seule "la discipline transforme l'animalité en humanité" (Kant). Sans la discipline, qui est la dimension simplement négative de l'éducation, l'enfant est condamné à "la sauvagerie", ce qui rend impossible l'instruction, "partie positive de l'éducation".

N'ayons plus peur d'appeler un chat un chat, et "sauvageon" (c'est le seul mot juste) celui qui n'a pas eu la chance de rencontrer l'interdit structurant qui le fera passer de l'état sauvage à l'état humain.

Laisser, sans rien faire, des adolescents (pire : des enfants !) brûler des gymnases, brûler des écoles, des voitures, des autobus ; cracher sur des chauffeurs, sur des commerçants, sur leurs voisins, sur leurs propres parents, c'est se préparer à accepter le pire des fascismes, fondé sur le mépris de l'autre et la dictature des pulsions de mort.

Certes, cela ne doit pas empêcher, parallèlement, de lutter de toutes ses forces contre l'injustice sociale, le libéralisme sans frein, la laideur urbanistique. Mais il faut comprendre que les deux combats, loin de s'opposer, vont dans le même sens. Car ils n'ont de sens, l'un et l'autre, que si l'on croit au nécessaire respect de la personne humaine. Or, le respect concerne toutes les personnes, et commence au quotidien, avec ses proches. Cracher à la figure d'un policier, ou d'un pompier, c'est leur dénier la dignité de personne humaine. C'est oublier qu'ils sont peut-être bien, eux aussi, des fils d'immigrés, vivant dans des quartiers difficiles ! C'est cracher à la figure de la République, c'est-à-dire de chacun d'entre nous, y compris à la figure des jeunes des banlieues...

Ayons en mémoire une autre parole de Brassens :

"Gloire à qui n'ayant pas d'idéal sacro-saint
Se borne à ne pas trop emmerder ses voisins."

par Charles Hadji,
professeur à l'université Pierre-Mendès-France de Grenoble.