L'effacement des lettres dans l'enseignement

L'effacement des lettres dans l'enseignement: une forfaiture généalogique

Ce texte, écrit par Danièle Sallenave, constitue la postface du livre Sauver les lettres , éd.Textuel, sept 2001.

Comme les médecins de Molière s'acharnant de la lancette sur un malade exsangue de peur de ne pas l'avoir suffisamment saigné, les "réformes" successives du système éducatif français n'ont eu de cesse depuis quelques décennies que les enseignements littéraires soient réduits à l'ombre d'eux-mêmes.
L’enseignement de l'histoire et celui de la philosophie ne sont guère mieux lotis ; tout se passe comme si on avait décidé de promouvoir un homme nouveau, débarrassé des anciens codes et des formes héritées du passé et, pour ce faire, de procéder à une véritable révolution culturelle.
Une mutation radicale affecte en effet la transmission de la langue, la norme s'efface comme convention rétrograde, les textes sont considérés comme des reliques d'un ancien régime détesté, et les adolescents peuvent désormais quitter l'école sans connaître à peu près rien de ce qui a constitué la longue histoire de leur pays et de l'Europe depuis ses origines antiques.
La destruction de l'enseignement des lettres est au cœur de ce "programme radical". Sans doute est il maintenu une apparence d'études littéraires; mais sous ce nom, c'est de tout autre chose qu'il s'agit. Soigneusement dépouillés de toute singularité et de toute aura, les textes littéraires figurent au rang de n'importe quel autre "document" ou "production" ou "media". L’enseignement de la langue maternelle ne s'y réfère plus, la littérature n'apparaît plus que comme une survivance ou un privilège de classe, comme tel à détruire. Quant aux auteurs, il n'en est question que dans de brèves notices biographiques, quand ils ne font pas l'objet d'une entreprise systématique de défiance: réécriture, démontage de leurs ruses rhétoriques, etc.

Il y a là trop de signes convergents pour qu'on ne s'interroge pas.
De quoi s'agit il donc dans l'enseignement des lettres de la langue et de la littérature qui en fait la cible privilégiée, ici et dans les autres pays industrialisés, d'attaques institutionnalisées ?
Sur quoi s'acharnent ils, ceux qui refusent à la lecture des grands textes sa place éminente dans la formation des jeunes générations ? Ceux dont l'action répétée de prétendue "réforme" a fini par assassiner l'histoire littéraire, l'étude des textes, et l'enseignement même de la langue maternelle ? En face, que défendent ils, ceux pour qui il est intolérable qu'on brade cet enseignement  ?
Il n'y a pas de compréhension ou d'apaisement possible entre les deux camps  : et cependant, en un sens, chacun d'eux, à sa manière, dit la même chose. Ceux qui militent pour leur maintien dans les programmes affirment que la littérature en général, les littératures nationales en particulier (littératures écrites dans la langue maternelle d'un enfant), sont une pièce maîtresse dans la formation du petit homme; c'est là, soutiennent ils, et ils ont avec eux toute la tradition européenne depuis ses aubes grecques, que l'enfant puise le sens de sa propre langue; c'est là qu'il pose les bases d'un développement de son propre imaginaire; c'est là qu'il se déprend de son temps pour s'ouvrir à d'autres temps, d'autres époques, sur le mode de l'imagination et de la fiction; c'est là qu'il apprend à méditer sur les actions et les passions des hommes; c'est là qu'il pressent ce que sont la singularité, le tragique de l'existence, la finitude, la liberté, l'infinie variété des situations vécues. C'est là enfin qu'il découvre que si les aventures racontées dans les livres sont plus riches, plus ouvertes, plus variées que tout ce qu'il a pu jusque là expérimenter, c'est parce qu'elles sont passées par le langage, parce qu'elles ont été dites, formulées, "pensées". C'est là qu'il comprend enfin qu'on ne se fait qu'en ayant conscience de ce qui vous a précédé. Cette puissance que la littérature détient de liberté, d'imagination, et finalement de pensée, n'est ce pas elle justement qui inquiète tous ceux qui, depuis quelques décennies, se sont acharnés à réduire la place de l'enseignement littéraire général dans le cursus scolaire, à étouffer le rayonnement et l'impact des grands livres sur des adolescents à jamais tenus dans l'ignorance de ce pouvoir qu'à leur tour ils auraient pu en recevoir ?

L’attitude des "réformateurs" est l'hommage du vice rendu à la vertu. Car il est clair que, si les réformes s'acharnent à ce point contre l'enseignement de la littérature, plus que contre n'importe quelle autre des "disciplines" tant honnies (la philosophie et l'histoire sont également visées), c'est bien parce qu'il se trouve dans les œuvres de fiction, d'imagination, un principe qui contrarie le projet politique de produire un "homme nouveau", interchangeable, coupé de ses origines et de toute volonté de réfléchir sur le sens de son existence.
Je n'exclus pas que certains des "réformateurs" soient profondément ignorants de la chose littéraire, de ses enjeux, de ses bienfaits, de ses jouissances, de ses pouvoirs (mauvais lecteurs, élèves médiocres ? Qui sait de quelles expériences d'adolescence certaines attitudes adultes sont nourries!).
Rien de plus commode ensuite que de justifier leur pratique par une haine "antibourgeoise" des prétendus privilèges que la culture confère.
Dès lors, quels meilleurs instruments que des demi instruits pétris de ressentiment, pour concevoir et mettre en œuvre ce qu'on appelle aujourd'hui un "enseignement de masse" qui n'est rien d'autre qu'un "enseignement de l'ignorance" (Jean Claude Michéa) ?
Ignorants ou cyniques, ce à quoi les "réformateurs" du système éducatif français (et européen) prêtent leur concours actif, dont l'étude de la langue et des textes est la première victime, c'est le développement du libéralisme qui l'exige, un néocapitalisme (vrai nom de la "modernité") plus habile et plus rusé, et qui surtout a bien retenu les leçons de l'histoire.
Pour "tenir" le peuple, on sait désormais qu'il y a d'autres moyens plus efficaces et moins désagréables que la violence ou la terreur: la destruction de toute référence à d'autres temps et à d'autres modes de vivre et de penser, l'oubli du passé mis à part quelques exercices obligés du "devoir de mémoire", et l'exploitation commerciale du patrimoine , la soumission au temps présent dans l'exacerbation des désirs primaires et la promesse toujours remise d'un assouvissement.
En ce sens, ceux qui tiennent les rênes sont moins des "réformateurs" que des "collaborateurs de la modernité", pour reprendre une expression autrefois forgée par Milan Kundera. (Et leurs adversaires, comme les auteurs de ce livre, ne méritent pas le nom de "conservateurs" mais de "résistants". Car c'est un combat, et c'est bien ainsi qu'ils l'entendent.)

Écraser toute perspective de vie dans l'étroit horizon d'un présent surestimé, donner à chacun l'illusion qu'il est par nature capable d'atteindre à son épanouissement non seulement sans l'aide de ceux qui ont pour mission, on pourrait dire "généalogique", de les former, mais au contraire à condition qu'ils se gardent de toute intervention  : au cœur des institutions mêmes, et l'école en fait chaque jour les frais, il règne désormais une version contemporaine du rousseauisme, pour qui l'homme est bon par nature, mais corrompu par les institutions. Nous nous trouvons du coup significativement reportés au cœur d'un débat qui a traversé l'époque des Lumières, opposé Diderot et Voltaire au Genevois, et même en deçà Athènes et Sparte, et qui s'est soldé par le triomphe de Rousseau: c'est sa philosophie qui est aujourd'hui la philosophie de l'éducation. Et par là de la société tout entière. Pour ces nouveaux adeptes du Vicaire Savoyard, l'esprit critique, l'instruction sont des forces nuisibles et dangereuses, le cœur , la bonté, les "vertus quotidiennes", l'attachement à la famille biologique et aux petites communautés, tel est notre avenir.
L’effondrement du communisme réel, sa chute ignominieuse n'ont pas été l'occasion d'une véritable réévaluation des idéaux des Lumières; ils se sont accompagnés en Europe d'un retour à la pensée cléricale, source d'un moralisme antipolitique qui a ranimé la douteuse leçon du philosophe de Genève.
Les "libéraux libertaires" ont su tirer profit du contradictoire héritage de Rousseau. La "souveraineté populaire" est en effet, à leur grand soulagement, rendue tout à fait inopérante par l'autre face de la pensée de Rousseau : sa haine de l'instruction. Gérer un monde d'hommes qui se croient libres, telle est leur ambition. Une caricature d'instruction couvrant la réalité de la dépendance  : tel est le fond de cette culture commune que les réformes ont mise en place au détriment des enseignements philosophiques, historiques, littéraires.
On peut s'étonner du retour de Rousseau dans un monde qui à tous égards n'est pas celui dont il rêvait, qui en est même par bien des aspects l'opposé : les grandes métropoles, le règne de l'apparence et de l'argent, l'impudeur générale, etc. Redécouverte et recyclée, sa pensée cependant s'avère un revêtement parfaitement adéquat à l'entreprise d'asservissement général, mou, déguisé, consensuel, qui doit assurer la bonne marche des affaires, c'est à dire des profits.
La notion de "volonté générale" maquille commodément la parodie de démocratie où nous devons désormais vivre; les thèses sur la conscience morale et l'authenticité de l'homme présocial se trouvent en résonance avec le moralisme superficiel et incantatoire qui est censé assurer le "lien social". Mais surtout, sa philosophie du "moi" se voit conférer un usage qui eût sans doute profondément choqué l'appétit de liberté du Genevois. Elle est à la base de ce qu'on pourrait appeler "la soumission des modernes", l'addiction aux appétits élémentaires, déguisée sous le nom d'épanouissement. Il s'agit de former des individus entièrement piégés par un narcissisme sans distance, nourri continûment d'un appel aux passions orales anales: la clef de tout, c'est au sens propre l'inculture.
Il n'est donc pas étonnant qu'on retrouve dans le sort qui est fait aux textes, à la fiction, à l'entreprise littéraire, la haine de Rousseau pour le drame, le théâtre, la poésie, le roman, avec des inflexions finalement peu différentes. Ce que Rousseau leur reprochait, c'est de nuire à la transparence des rapports humains; ce pourquoi nous en limitons l'usage chez les enfants, c'est que leur pratique, leur connaissance risqueraient de créer entre les hommes autant de "distinctions", d'occasions de s'isoler, de se séparer, de se singulariser. Voilà pourquoi on leur préférera de beaucoup les célébrations générationnelles, les fêtes de la musique, les concerts rock, les matchs de football. Illusoire, factice, dangereuse, l'apparence de communauté qu'on y trouve ?
Sans aucun doute, et Rousseau lui même ne reconnaîtrait sans doute pas dans une rave party les fêtes « naturelles » qu'il entendait opposer à la corruption de Versailles, ces niais rassemblements, autour de l'arbre de Mal, des villageois dans leur costume du pays de Vaud. Mais, avec ou sans drogue, le retour des fêtes folkloriques, le revival breton ou occitan, comment ne pas voir qu'ils rassurent à la fois les pouvoirs et les individus eux-mêmes contre les dangers de la singularité .

Encore une fois, la littérature. Que nous disent les livres ? Que nous ne sommes rien tant que nous croyons être tout, tant que nous croyons n'avoir de leçons à prendre de personne.
Propos parfaitement, dirait Nietzsche, intempestif.
On ne s'étonnera donc pas de trouver la philosophie de la réforme tout entière résumée dans ce propos de l'ancien ministre de l'Éducation. Répondant au questionnaire de la revue Lire (juillet 2001), "Quel est votre livre de chevet ? ", il dit  : "Ça va paraître drôle, mais je trouve que ma vie est souvent plus intéressante que ce qu'il y a dans les livres".
Ah oui ? Vraiment ? Plus intéressante que Guerre et Paix ? Que le Dit de Genji  ? Qu'Oblomov ? Que La Métamorphose?
Tel est bien le sens de la réforme (et Claude Allègre en était bien le "ministre", le "serviteur" zélé) : enseigner aux enfants, au cours de leur formation scolaire, et plus tard convaincre les adultes, que rien n'est plus intéressant que leur vie.
Cela non seulement est faux mais assez ignominieux : il n'est pas sûr que tous soient dupes.
Mais enfin, c'est le projet, le programme, le but visé; c'est même le Grand But politique de la Modernité : offrir à chacun l'occasion d'aimer tout le monde en se préférant à tous les autres.
Crétinisation, soumission. Ce qui ne signifie nullement (retour de bâton toujours possible) que les "masses" resteront soumises et modestes : au contraire. L’émergence de formes insoupçonnées de résistance et de révolte ne peut être entièrement exclue, bien qu'une constante flatterie crée une majorité d'individus sans courage, incapables d'affronter le monde. Mais ces révoltes à venir seront le fait d'individus plus violents ou désespérés que véritablement forts, puisque rien ne sera venu les aider.
En particulier le passage par la culture au sens large (et non pas le savoir  : les maths ne donnent pas de quoi devenir homme, ou femme), où la distance à soi se construit dans le deuil, le tragique, et ce que les psychanalystes nomment " le travail du négatif".
Sans ce recours, le chemin pour devenir "soi" en sera infiniment prolongé, peut être interminable, et il demandera qu'on en passe par des épreuves cruelles, si l'on ne s'est pas exercé à se déprendre de la sotte et primitive adhésion à son "moi", si dès l'aube de la vie on n'a pas appris de ses "aînés" que les œuvres de la pensée, du langage, de l'imagination léguées par le passé ne sont pas des matières rébarbatives d'enseignement, mais des sources joyeuses, impérissables de pensée nouvelle, de langage, de joie, de jeu.

Qu'est- ce en effet que la littérature ? Non pas seulement un arrangement de mots, une suite calculée d'effets rhétoriques ou dramatiques, non pas seulement une construction narrative ou poétique, mais une conscience qui s'expose dans l'épreuve singulière du monde, qui met en scène dans son langage propre la diversité possible des expériences humaines: ce qu'on appelle un auteur. Que nous enseigne t-elle ? Que nous enseigne t-il? Que notre vie n'est grande que si elle est agrandie par la pensée, la réflexion, l'imagination, le plaisir, la rencontre avec d'autres mondes, réels ou imaginaires.
Mais cela, ce n'est rien dont on puisse faire marché dans la jungle des affaires, pour le culte du corps, pour la pratique cynique ou soumise des jours comme ils viennent. Au contraire. Ce que dit la littérature n'a pour les marchands, les politiques et les prêtres nulle valeur; ce que disent les textes, et que nous éprouvons dans la solitude du rapport que chacun d'eux nous invite à nouer avec lui, c'est au contraire qu'il y a un lieu où leur puissance s'arrête.
De là vient que les prêtres la haïssent, que les marchands la méprisent et que les politiques s'en méfient.

Or nous sommes gouvernés aujourd'hui par des politiques qui sont aussi des marchands et des prêtres.
Leur ambition ? Être réélus, profiter dûment et indûment du pouvoir, morphiniser par des injections de "moraline" des masses constituées de pseudo individus tous semblables, à peu près calmes, à peu près convenables, capables de franchir sans faire trop de vagues les quelques décennies qui séparent le premier "emploi- jeune" de la préretraite.
Ce n'est donc pas de culture, d'esprit critique, de profondeur ou de singularité qu'il faut les doter, pensent ils, ni même d'une connaissance correcte et d'une jouissance de leur propre langue, mais seulement de ce bagage minimal que la réforme a nommé une "culture commune", un ensemble de valeurs d'inspiration cléricale : la tolérance à l' "autre", l'aspiration à une norme commune, la soumission aux modèles dominants d'une vie privée épicée de quelques échanges sexuels codés jusque dans leurs excès.
Qu'on regarde un peu ce que c'est que le centre des banlieues ou des villes moyennes où l'on condamne la majorité à s'établir et vivre avec ou sans emploi: les Assedic y côtoient la zone commerciale afin que la consommation ne s'arrête jamais, des centres de bricolage et des jardineries suggèrent l'amélioration d'un habitat inaméliorable, et les besoins culturels sont entièrement remplis par un distributeur de cassettes vidéo pornographiques.
Quand les boutiques sont fermées, on y vient en promenade, parce que le dieu est toujours présent dans le temple en dehors des heures de culte.
Ce dieu a nom en apparence: "la marchandise", en réalité se nomme: "moi même".
L’objectif de "consommer toujours plus" (faussement présenté comme la réponse au chômage par le développement de la croissance) ne peut être toléré, étant donné les immenses frustrations qu'il fait naître, que si, dans le même temps, il fait miroiter en chacun l'illusion de la valeur unique, suprême, du "moi". Non pas le "moi" qui se construit, se juge et se critique, mais le "moi" qui se contemple, s'adore, s'adule affublé d'oripeaux changeants et greffé de prothèses électroniques.
Restons un instant, un dimanche de printemps ou d'automne, sur ces dalles de ciment où souffle toujours un vent froid. Les jeunes y errent, désoeuvrés; derrière les façades des HLM qui surplombent les "grandes surfaces", les jeunes femmes s'attristent, piégées par des modèles d'une soumission antique renouvelée par les nouvelles idéologies du bonheur privé. Tandis qu'elles vaquent comme toujours aux soins de la cuisine, du ménage et des enfants, les hommes s'échappent pour venir passer au Kärcher leur Renault customisée. À cinq heures, les jeunes couples rentrent, poussant les voitures d'enfants, à huit heures et demie tout le monde regarde le bulletin météo juste avant "C'est mon choix".

Quel choix ?
À quoi bon apprendre dans et par les livres qu'il est d'autres mondes, où la liberté ne se mesure pas dans les termes d'une jouissance appauvrie par l'absence de modèles et de pensée ?
À quoi bon même laisser deviner ces univers de drame, de joie, de passion que les livres recèlent ?
Ne vaut il pas mieux, pour que l'ordre des choses se maintienne c'est à dire l'ordre du profit, maximal pour un tout petit nombre , que le grand nombre, comme les habitants de la caverne selon Platon, n'a jamais le désir de se retourner, de fuir les images vaines qu'on lui vend et, mieux, qu'on lui fait croire qu'il désire ?

Naturellement, ce n'est pas ainsi que vivent les élites, ni qu'elles projettent de faire vivre leurs enfants : cela, c'est pour le "grand nombre" à qui justement est destinée la prétendue "politique éducative" menée en France, depuis quelques décennies, dans ses réformes successives.
La langue maternelle n'est plus correctement enseignée au "grand nombre", sauf dans ses usages de communication, qu on réduira bientôt à la "parlure" sténographique des messages de téléphones portables; les textes, quand ils subsistent dans les programmes, sont systématiquement déformés par la manière dont on impose de les étudier; quant à la littérature en elle même, ce grand continent de langue, de culture et de pensée, national et transnational, elle a purement et simplement disparu : ni dans son histoire, ni dans ses formes, ni dans ses fins, il n'en reste rien.
Il ne reste rien en effet de l'entreprise littéraire et de son sens lorsque l'on conseille par exemple de faire étudier le début du Rouge et le Noir en demandant à l'élève d'en réécrire le début pour lui faire dire le contraire, de raconter pourquoi julien Sorel décide de ne pas prendre la main de Mme de Rênal sous la table, lors du premier dîner du jeune précepteur dans la famille qui l'accueille.
La sottise le dispute dans cet exercice à l'infamie: quel sens le personnage de Julien Sorel peut il bien avoir aux yeux de ses jeunes lecteurs, si l'édifice entier de sa courte vie se voit privé de la pointe sur laquelle elle repose en son début ? Quel intérêt le même jeune lecteur portera t il au projet même du livre, à sa leçon, que l'auteur avait mis en place et conçus ? J'ai trouvé une définition magnifique de ce que les réformes successives de l'enseignement des lettres refusent désormais aux élèves (même lorsque les programmes maintiennent illusoirement la présence de la littérature), dans le dernier livre de Philip Roth, J'ai épousé un communiste.

Cette chance, ce bonheur, ce secours que les livres proposent, il les nomme la constitution d'"une généalogie non génétique". Son héros, Nathan Zuckermann (mais on sait qu'il est depuis toujours le double de l'auteur), rend hommage en ces termes à son professeur d'anglais : "Sous sa houlette, je me transformai bientôt en descendant non plus de ma seule famille mais du passé, héritier d'une culture qui allait bien au delà de celle de mon milieu".
Qu'est ce en effet que l'adolescence? Le moment où on se sépare de la famille pour choisir "de nouvelles allégeances, de nouvelles affiliations, les parents de l'âge adulte, ceux qu'on élit, ceux qu'on aime ou pas, à sa convenance, puisqu'on n'est pas tenu de les reconnaître par l'amour".
Le jeune Zuckermann s'est choisi comme "parents de l'âge adulte" deux écrivains disparus, Thomas Paine et Howard Fast, un écrivain vivant et deux professeurs d'anglais, et c'est ainsi qu'il se donnera "une généalogie non génétique" avant d'accéder à l'état nécessaire d’ "orphelin absolu".

Mais le nouvel ordre mondial, autrement dit le bon vieux capitalisme, n'a pas besoin d'adultes; seulement d'enfants, soumis et fornicateurs, comme les jeunes prisonniers du "Loft".

Danièle SALLENAVE, universitaire et écrivain.