De l'école républicaine à l'école municipalisée

De l'école républiciane à l'école municipalisée

Par Robert Redeker

Soumettre l’école du XXIème siècle (l’institution politique fondamentale de notre modèle républicain), comme le propose C.Allègre, à une "charte" a de quoi susciter l’inquiétude.

Il suffit d’ouvrir des dictionnaires aussi classiques que le Robert et le Littré pour confirmer ces doutes.
La charte est généralement un octroi du pouvoir concédant des propriétés des franchises et des privilèges ; ainsi Louis XVIII octroie-t-il " la charte constitutionnelle " aux Français (ce qui indigne Chateaubriand en personne : " La charte avait l’inconvénient d’être octroyée ").
Le vocabulaire du Ministre est pourtant contemporain : c’est dans le monde anglo-saxon (Nouvelle-Zélande, Canada, Grande-Bretagne, Etats Unis) que se développe fortement, sur fond de dérèglementation et de localisme culturel et religieux, le mouvement dit des " écoles à charte ".

En réalité, l’idée de charte telle que Claude Allègre en use trahit la volonté d’extérioriser l’école et la République -l’école ne sera plus intimemement mêlée à l’Etat républicain, constituant comme il était vrai jusqu’à une dizaine d’années d’ici sa substance, elle sera au contraire mélangée avec la société, dont elle reflètera tous les désirs et toutes les opinions, usinés par les industriels du divertissement, tandis que l’Etat délèguera sa fonction républicaine en octroyant par une charte à cette école, devenue miroir de la société, le droit d’enseigner.
Cette charte " pour l’Ecole du XXIème siècle " tresse la couronne funéraire de l’instituteur républicain, ce hussard noir de Péguy et d’Alain, dont Marcel Pagnol traça jadis de si vivants portraits! Celui dont la solitude et la hauteur de vue se justifiaient par la mission de résister, au nom de l’esprit, au curé au maire et aux parents d’élèves, aux traditions aux préjugés et à la doxa, devra désormais leur être soumis.

Actuellement déjà, les Contrats Locaux d’Education (CLE) mettent toute la puissance de l’Etat, que l’école incarne encore, au service d’associations et de municipalités, permettant de moins en moins à l’instituteur de résister aux pressions de tous ordres (sociales, idéologiques, mais aussi politiques). L’invasion de l’école par des personnels de toute sorte inféodés à d’autres forces et à d’autres intérêts que le domaine scolaire, emplois-jeunes, aide-éducateurs, intervenants extérieurs, moniteurs divers, dépêchés là par les associations et les municipalités qui les tiennent en leur dépendance, contribue à marginaliser la figure de l’instituteur ainsi qu’à le fragiliser devant la déferlante des exigences venues de la société.
L’insistance réitérée sur les " activités culturelles et sportives " ne rassure pas. Passons sur l’impératif de l’ " activité ", sur l’activisme frénétique dont il témoigne quand on pourrait bien penser que la contemplation devrait à l’école être première. La poésie, telle qu’Hugo la pratiquait, était-ce une " activité culturelle " ? Et Beethoven, en composant ses immortelles symphonies, faisait-il de l'" activité culturelle " ?

Allons à l’essentiel : les " activités culturelles " apparaissent quand on a fait disparaître la culture.
Le culturel n’est-ce pas ce qui détruit la culture ? Dévorant tout ce qui a la malchance de tomber sous sa juridiction, le culturel suppose l’égalisation en valeur de tout : de la littérature (y compris la poésie) jusqu’au sport (y compris la Coupe du monde de football et des Jeux olympiques) en passant par la cuisine, toutes les musiques, la poterie, les confitures et l’élevage des escargots de Bourgogne. Applatissant tout, égalisant tout, le culturel n’est-il pas l’autre nom de ce que Nietzsche comprenait sous le concept de nihilisme  ?
A notre époque, le culturel se substitue à l’intellectuel, se saisissant de toutes les activité humaines -des plus basses aux plus élevées-, les égalisant toutes après les avoir toutes tranformées en cadavre. La paix qui règne sur la vie de l’esprit lorsque celui-ci est dominé par le culturel n’est rien d’autre que la paix des cimetières (qui porte des noms divers : consensus, culture pour apprendre à vivre ensemble, etc...).

L’école ne devrait-elle pas, à l’opposé de ce que proclame la charte de C.Allègre, séparer la culture (permettre la connaissance des œuvres, hisser à elles) d’avec les " activités " dites culturelles, plus ludiques et plaisantes que véritablement initiatrices aux sévères exigences de la vie de l’esprit ?
L’instituteur sera un " chef d’orchestre ". Mais pour diriger quelle partition  ?
La diversité kaléidoscopique des intervenants extérieurs dans l’école, de tout le personnel animationnel qui s’y infiltre, des demandes parentales ainsi que des ressources municipales, implique la disparition des programmes nationaux rigoureux et la substitution à ceux-ci des "apprentissages fondamentaux " minimaux. A la place du corpus intellectuel commun à tous les citoyens, assurant une Bildung, une formation de l’esprit, rendant possible un bien commun intellectuel partageable par tous les Français, la métaphore du " chef d’orchestre " signale que nous aurons à côté des apprentissages minimalistes de déchiffrage (lire, écrire, compter), qui seuls seront véritablement nationaux, autant d’enseignements différents que d’écoles.
Ainsi à terme, la substitution du " chef d’orchestre " à l’instituteur traditionnel prépare-t-elle la régression du sentiment national républicain au profit des multiples communautarismes et localismes.

Quel est le sens de cette " charte " ? Quel est le sens de cette transformation de l’instituteur en " chef d’orchestre " ?
De nationale, républicaine et homogène sur tout le pays, l’école devient clientéliste (répondant aux parents clients qui dicteront leurs choix d’activités pour leurs enfants), hétérogène (l’instituteur d’un village déshérité de l’Ariège sera destiné à demeurer un chef d’orchestre sans musiciens : il aura bien du mal à obtenir deux heures d’intervenants extérieurs par semaine tandis que ceux-ci seront légion pour l’instituteur du centre-ville de Toulouse) et surtout municipale.
La charte pour l’école du XXIème siècle trahit les principes les plus fondamentaux de l’idée scolaire républicaine en réalisant la municipalisation de l’école.
L’école sera désormais extérieure à la nature républicaine de l’Etat. Défaite de la pensée (par le triomphe du culturel, du sociétal), défaite de l’école (par le triomphe de l’animation, le repli de la figure de l’instituteur sur le paradigme du travailleur social et du Gentil Organisateur de MJC, et par la réduction des programmes au minimum commun), cette charte pour l’école du XXIème siècle est surtout (par la municipalisation qu’elle institue) une défaite de la République, une dé-républicanisation de l’école.

Robert Redeker,
philosophe,
le 27 janvier 1999.