De l'école républicaine à l'école municipalisée

De l'école républiciane à l'école municipalisée

Par Robert Redeker

Claude Allègre vient d’écrire dans les colonnes du Monde : " Enseignants, je suis des vôtres ".

Pourtant, voici à peine quelques semaines, ce fut un tonitruant " Vous et moi, nous avons gagné " qui avait été lancé par ce même ministre aux lycéens, à la suite de leurs manifestations d’octobre. Cette dernière formule, que Lacan eût aimée pour ce qu’elle trahit, qui vaut bien le magnifique " à mon insu de mon plein gré " de Richard Virenque, a l’avantage de désigner sans le nommer l’ennemi, enfin terrassé grâce à l’aide involontaire des adolescents : les professeurs.

Pour comprendre le tout dernier propos d’Allègre, hanté par une étrange absence (le beau vocable de " professeur " manque dans son texte) il faut faire retour sur le rapport Meirieu concernant l’avenir des lycées, en faisant ressortir ses implications quant au statut du professeur.

Dès qu’il passera dans les actes, le projet Meirieu permettra d’assister à un décrochage entre la haute activité intellectuelle et la fonction de professeur dans un lycée. Le professeur -au sens de l’intellectuel- n’aura plus sa place dans le lycée de demain, relégué qu’il sera au ban de cette nouvelle conception de l’école.
Son identité en effet s’y arlequinise, s’y archipellise en une multitude de tâches sociales: elle se bureaucratise, s’assistantesocialise, se psychologise, et par-dessus tout se désintellectualise. Le prof (" professeur " semblant impropre ici) nouveau souhaité par ce projet sera un amateur vaguement éclairé dans la discipline qu’il enseigne doublé d’un généraliste de la communication psychosociale! Une sorte d’ " équipier " multitâches comme sont les employés des chaînes de restaurants fastfood.
Ainsi transformé, il sera à la fois caporalisé (des chefs d’équipes seront désignés par chaque chef d’établissement) et placé sous les férules aussi arrogantes que spécialisées des conseillers d’éducation (l’éducation prenant nettement le pas sur l’enseignement), de l’infirmière, du médecin scolaire, du psychologue scolaire, bref de toute la cohorte anti-intellectuelle des sous-officiers revanchards.
Sociolatrie et puérolatrie guident un projet destiné à mettre l’intellectualité des professeurs au pas du conformisme social.
L’élève (peut-être, après la mort de l’enfant Jésus, le dernier dieu apparu dans notre Occident...) et la société civile (sa plus récente idole) deviendront les maîtres de celui dont Jules Simon, aux aurores de la République, avait pourtant dit: " Un professeur n’est pas un employé. C’est un Maître ".
Allègre et Mérieu présupposent l’identité d’objectifs entre les professeurs et les parents d’élèves, d’où cette chimère, ce bouc-cerf, la co-éducation. Le but fondamental de tout parent est l’épanouissement de son enfant, sa réussite sociale. Ne faudrait-il pas au contraire que s’instaurât une étanchéité entre les désirs des parents d’élèves et les vues du professeur ?
Quiconque est habitué à la haute culture conviendra que ces objectifs sociaux-parentaux ne peuvent devenir ceux du professeur, qu’en lieu et place de la continuité parent-professeur, autrement dit de la continuité société-école, qui s’incarne dans le thème de la " culture commune ", c’est la rupture qui devrait s’imposer.
La haute culture peut révéler le tragique -questionner, rendre malheureux, solitaire, déchiré, mélancolique, violent. La haute culture peut tout, sauf rendre épanoui dans ce bonheur obligatoire des adolescents dont on voudrait que les enseignant fussent les gentils organisateurs.
Le fanatisme de la proximité (les institutions conçues comme réponse à des demandes sociales!) semble dessiner la figure du professeur-guichet préposé à l’écoute des malêtres et des dols de l’adolescence, du professeur médiateur, animateur, accompagnateur.
Le paradigme de l’éducateur, du travailleur social définit par décalque cette nouvelle conception du professeur; ce dernier rencontrera la source de son travail dans la société, dans les désirs et les besoins sociaux, dans les détresses psychologiques, dans les situations d’exclusion, plus du tout dans la pensée, dans la longue tradition des oeuvres, dans la pointe de la recherche, dans les interrogations les plus anciennes et les plus avancées de la philosophie.
Manifestement, le centre de gravité de l’activité du professeur ne se situera plus dans les livres, dans la passion de la pensée, dans la méditation -non  : l’élève occupera ce point d’Archimède, cet élève que, tel un éducateur-socialisateur, le professeur devra accompagner en se soumettant à lui.
Voyons là le retour du pédagogue de l’Antiquité, qui, loin du statut de maître, était l’esclave chargé d’accompagner l’enfant dans sa découverte de la société. Le professeur nouveau style sera usiné pour puiser dans les illusions de la caverne (les pseudo- valeurs de la société) de quoi répondre aux exigences de cette caverne.
Feu le loisir (skholè) -c’est une certaine conception de la vie dans la pensée que ce rapport enveloppe dans son linceul. Meirieu et Allègre, en alchimistes inversés, ont trouvé la recette pour changer l’or professoral en plomb enseignant  : moins de compétence disciplinaire couplée avec un surcroît de pseudo compétences bigarrées dans le domaine de la communication. Feu ce loisir sans lequel pourtant n’émergent ni la culture, ni la formation de l'esprit, ni maîtres ni disciples, ni enseignants ni élèves !
Pendant ce loisir (lire, écrire, penser, vivre dans l'univers des idées, flâner, continuer à être étudiant), le professeur forge sa pensée dont il va communiquer quelque chose à ses élèves. Faire cours n'est pas enseigner ce qu'on sait, c'est enseigner ce qu'on apprend, c'est enseigner ce qu'on cherche, bref c’est enseigner à partir du loisir. Qu’est-ce que le cours, sinon la crue du loisir  ?
Le rapport Meirieu, n’ayant rien compris malgré sa pesante logomachie pédagocratique au geste d’enseigner, prescrit le contraire : une assignation permanente du professeur à résidence administrative, au service de sa majesté l’élève, de son éminence le parent d’élève, de sa divinité la société.
Alain Finkielkraut a montré à quel point ce rapport cherche à priver les élèves de ce loisir, cette skholè, qui, jusqu’ici, figurait le socle de l’idéal scolaire ; parallèlement, c’est aussi l’éthique intellectuelle du professorat comme vie dans le loisir que ce projet s’acharne à détruire.
Le lycée doit-il être le lieu de la " culture commune " ?
Cette expression, incantation réitérée à l’infini par Meirieu et Allègre, monotone litanie de moulin-à-prières, pourrait passer pour péjorative, "commun" signifiant également ordinaire, banal, conforme. Léo Ferré l‘a chanté: " une pensée mise en commun est une pensée commune " ! TF1 diffuse une " culture commune ". La Roue de la Fortune y participe, de même que Téléfoot, les spots publicitaires ou les logos commerciaux dont les vêtements des adolescents sont décorés. Par contre, ni Sophocle, ni Spinoza, ni Nietzsche n’ y prennent part. Ronaldo à la différence de Cioran en fait partie.
L’enjeu du lycée se remarque justement dans l’accès exigeant, difficile, qui requiert une façon de vivre spécifique, à cette culture que l’on répute d’élite pour effrayer.
Tout se passe comme s’il avait été décidé d’abandonner la culture intellectuelle élevée à l’élite sociale ! Pourquoi ne nous vante-t-on pas l’ascèse intellectuelle, la rudesse de l’étude, la lenteur, l’ennui, le silence, le renoncement aux facilités de l’existence adolescente -cette ascèse qui seule rend l’esprit apte à ces victoires sur lui-même qui lui ouvrent l’horizon infini des oeuvres? " Le difficile est le seul chemin " répétait Kierkegaard. Le rôle de l’adulte : exiger de l’adolescent qu’il s’affronte au plus difficile. Est-ce le droit à l’expérience du difficile que l’on veut retirer à la jeunesse ? Depuis plusieurs années, on s’attache à priver la jeunesse de ses devoirs. Plutôt que lieu de la " culture commune " le lycée devrait être l’espace où l’on apprend à s’en détacher. La " culture commune " est cette matière sur laquelle au lycée doit s’exercer la critique, ouvrant par ce truchement la voie à la haute culture.

L’école républicaine a permis l’épanouissement de deux types anthropologiques: le professeur et l’enseignant. Le professeur : celui dont la pensée fait enseignement (Lagneau, Alain). L’enseignant : celui qui, ne pensant pas par lui-même, met l’élève sur le chemin des productions de l’esprit. Ces deux figures ont pu coexister harmonieusement pendant plusieurs décennies dans le lycée.
Le rapport Meirieu, en transformant le lycée en un patronage permanent, pose les conditions menaçant la survie de l’identification entre le professeur et l’intellectuel.

La multiplication des activités parascolaires sous la surveillance larbinisée de celui qu’on ose encore appeler improprement professeur, la bureaucratisation des taches enseignantes, leur clonage à partir du paradigme de l’animateur socioculturel de MJC vont assécher le loisir, cette skholé qui permettait d’être un professeur.
Les professeurs, ou comment s’en débarrasser ? L’article d’Allègre répond à la question : comment s’identifier avec les enseignants afin de mieux se désidentifier d’avec les professeurs ?
Le projet Meirieu et les proclamations d’Allègre portent en eux la promesse d’une prochaine mise à mort, à laquelle la doxa massifiée applaudira : celle du professeur de haute culture remplacé par l’enseignant polyvalent, " l’équipier ", l’employé multitaches. Cet enseignant du futur ne sera plus un intellectuel, il sera un travailleur social.

Déjà on entend enfler la rumeur grisée qui monte depuis ce funeste rapport, depuis les lapsus et les blancs d’Allègre (jusqu’à ses propos au Sénat sur l’enseignement philosophique, propre à favoriser les " élucubrations "), depuis l’opinion publique, depuis les cours de récréation et les conseils de la vie lycéenne, depuis les conseils de classe où la parole des parents et des élèves couvre celle des professeurs, depuis les bureaux des conseillers d’éducation : le professeur est mort, vive l’enseignant !
A l’une des formules ministérielles citées en ouverture de cette chronique, rétorquons : votre victoire, Claude Allègre, si elle assure la mort des professeurs, fait perdre les élèves qui y auront participé à leur insu de leur plein gré.
A l’autre rendons sa moitié tue : l’affirmation " Enseignants, je suis des vôtres ! " n’a de sens que si on entend parallèlement " Professeurs, je ne suis pas des vôtres ! ".

Robert Redeker,
philosophe,
le 16 décembre 1998.