Pour une école républicaine

Pour une école républiciane

Par Danièle Sallenave, écrivain, maître de conférences à l'Université Paris X Nanterre.

Pas une voix ne doit aller à ceux qui, en ruinant notre système éducatif ou en ne faisant rien pour le défendre, ont livré le pays, la nation, la République aux tentations du communautarisme et du séparatisme. Qui ne voit que la capacité de la France à faire face aux grands enjeux du monde de demain - citoyenneté, justice sociale, construction européenne - passe par la réponse à la question : quelle école veut-on ? Une école pour l'élite ? Ou une école qui soit véritablement une école pour tous, celle de l'égalité des chances et de l'égalité des droits ? Qui ne voit aussi que la violence et l'insécurité sont en rapport direct avec la détérioration constante de notre système éducatif, avec la ségrégation sociale qu'il entretient ?

L'école est pourtant un sujet qui apparemment n'intéresse nullement ni le président-candidat, ni le candidat premier ministre. Comment se fait-il pourtant que ce dernier - si prompt à se targuer de réussites où il n'est pour rien, comme la baisse conjoncturelle du chômage - ne mette pas au premier rang de ses succès la refonte du système éducatif dont il avait été l'initiateur lorsque, ministre de l'éducation nationale en 1989, il avait fait voter une "loi d'orientation" dont Claude Allègre, puis Jack Lang, se sont faits, avec un bonheur inégal, les exécuteurs zélés ? Pour expliquer ce silence, une seule hypothèse : l'inquiétude du premier ministre que bon nombre de parents et d'enseignants ne transforment en vote négatif leur effroi devant certaines constatations que les "conseils d'évaluation" du ministère se sont pourtant employés régulièrement à minimiser : 20 % des enfants ne savent pas lire en sixième, 30 % ne maîtrisent pas les opérations simples du calcul ; à la fin du collège, près d'un tiers des jeunes de 15 ans ne maîtrisent pas la compréhension d'un texte simple. Or quelle est la réponse des ministères successifs ? La réforme a échoué ? Encore plus de réforme ! Les élèves sont en échec ? On réduit les programmes, on allège le nombre d'heures consacrées aux apprentissages fondamentaux, on remet à toujours plus tard les enseignements de base. Ainsi de la dernière réforme de l'enseignement primaire : il s'agit, dit le ministre, de mettre l'enseignement de la langue française au centre de l'école élémentaire ! Belle découverte ! Que n'y a-t-il pensé plus tôt ! On aurait évité bien des désastres.

Paroles que tout cela. Parents, ne vous y trompez pas : en réalité, on diminue encore le nombre d'heures consacrées à la grammaire, on dilue l'enseignement de la langue dans les autres enseignements, on supprime encore davantage le recours à la mémorisation, à la répétition et aux exercices, seul moyen pourtant, on le sait, de faire progresser significativement les élèves. Et on pourrait en dire autant des autres niveaux d'enseignement, où règne un tel écart entre la vitrine officielle des programmes et la réalité des méthodes soumises aux diktats pédagogistes, que l'enseignement des lettres et de l'histoire sont moribonds, que celui des mathématiques est si malmené que la recherche française en mathématiques est peut-être définitivement compromise.

Ce n'est pas seulement l'école qui, en France, est menacée. C'est la France qui est menacée dans son école. C'est le pays, c'est la nation, c'est la République et ses institutions et, par-dessus tout, la justice sociale. Qu'est-ce en effet qu'une République où l'école n'apprend plus à lire ? Qu'est-ce qu'un pays qui accepte que, dans son école, la géographie ne soit plus enseignée ? Qu'est-ce qu'une nation qui accepte que son histoire soit ignorée du plus grand nombre ? Qu'est-ce qu'une école qui veut en finir avec l'idée de la progression, de la méthode, de la répétition, de la sanction ? Qu'est-ce qu'une école qui repose sur la déligitimation du rôle et de l'autorité de l'enseignant ? Est-ce ainsi que l'on fera respecter le droit de tous à l'instruction ? Est-ce ainsi qu'on forgera une nation d'esprits critiques et de citoyens libres, d'hommes et de femmes capables de prendre en main leur destinée ? Ou alors il faut être clair : dire clairement qu'on ne le veut pas, qu'on n'en a pas besoin, qu'on le redoute, même ! C'est peut-être cela qui explique que la "droite", en la personne de Jacques Chirac, ne se montre pas davantage sur ce terrain. Quelle occasion pourtant de mettre en défaut son adversaire et de gagner des voix en appelant à la restauration d'un système éducatif épuisé par vingt ans et plus de réformes ! Ne voit-on pas qu'un système éducatif ainsi dégradé renforce le privilège de la famille, de la naissance, de l'argent ? Nous vivons assurément dans une société où l'égalité des droits est loin d'être réalisée. Mais l'école se meurt d'avoir été définie il y a plus de vingt ans comme un instrument utilisé par les "dominants" pour reproduire ces injustices et légitimer leur pouvoir sur les "dominés". Sophisme dangereux, criminel même ! Car si l'école ne peut à elle seule changer le système social, elle demeure l'unique lieu où chacun, quelle que soit sa naissance, peut trouver ce que précisément sa famille, son milieu, ne sauraient lui donner.

1968 a posé la question démocratique par excellence : comment accepter que le savoir, la science, la connaissance, la culture aillent d'abord et presque uniquement aux rejetons de la classe dominante ? Deux chemins alors s'ouvraient. Le premier était de considérer que le droit à l'instruction, au savoir, à la connaissance, à la science, à la culture sont des droits imprescriptibles que les institutions républicaines ont pour mission d'offrir à chacun. Le deuxième chemin est hélas celui qui a été choisi. Le savoir est un privilège de classe ? Il faut donc en finir avec le savoir ! Le latin servait à opérer un tri social ? Cessons d'enseigner le latin ! La culture, la connaissance, le savoir séparent, créent des distinctions?

Vidons l'enseignement de ses contenus. Un slogan absurde résume tout, et d'abord la pensée de celui qui fut l'inspirateur de ces réformes, Lionel Jospin : "On ne peut enseigner à des élèves en masse ce qu'on enseignait à une minorité de privilégiés." Pourquoi ? Que veut dire ce "en masse" ? Que l'école a de nouveaux élèves, venus de familles qui n'y avaient pas eu accès ? Et alors ? N'est-ce pas cela, la démocratisation ? Mais à condition qu'on ne cède en rien sur les contenus, es exigences, les programmes.

Quel contresens et, finalement, quel racisme ! En quoi les enfants de familles moins cultivées seraient-ils moins dignes de cet enseignement et moins aptes à le recevoir ? A ce compte-là on n'aurait jamais appris le français aux petits paysans ni les maths aux enfants d'ouvriers. Ce n'est pas en supprimant les disciplines réputées "élitistes" qu'on peut déjouer les connivences et les privilèges culturels. C'est en se donnant les moyens d'y faire accéder le grand nombre d'élèves à qui leur famille n'a pas déjà offert un chemin d'accès privilégié au savoir.

Gauche autoproclamée et droite néolibérale vont ainsi main dans la main. Une gauche infidèle à sa mission, qui est d'instruire le peuple, une gauche qui, en vingt ans de réforme, a mis en place un système d'éducation qui privilégie les privilégiés et défavorise les défavorisés (7 % d'enfants d'ouvriers ont aujourd'hui accès aux grandes écoles, contre 17 % dans les années 1960). Une droite qui accepte que l'école aggrave encore la "fracture sociale" qu'elle s'était juré de combler.

A vrai dire, la rencontre de leurs programmes et de leurs objectifs ne devrait, en cette matière comme en d'autres, ne surprendre personne : toutes deux s'accommodent fort bien d'une école " équitable", c'est-à-dire inégalitaire, éclatée selon les moyens des parents en réseaux éducatifs différenciés, et qui s'attachera à bien former une " élite" - au sens le plus étroitement technocratique du mot, comme aux Etats-Unis -, sur le fond de la quasi-disparition de la formation générale, humaniste, humaine, tandis que la grande masse, promise à un avenir de temps partiel, de flexibilité ou de revenus d'insertion, sera livrée à une formation de second rang - bien suffisante pour elle ! Car, comme l'écrit Pierre Giraud, si rien ne change, "le scénario le plus probable des années à venir est l'apparition de catégories "inutiles" parce que sans travail possible, composant une grande partie de la population, et à laquelle il faudra fournir du pain et des jeux" (Economie : le grand Satan, aux éditions Textuel). C'est à elles que l'école de la réforme est destinée. Et la droite néolibérale n'y voit pas d'inconvénient : il est plus facile, pour les uns comme pour les autres, croit-on, de gouverner une " masse" aliénée, dépourvue de sens critique et de références, ne parlant même pas correctement sa langue. La cause est grave, le moment décisif, le choix est urgent : il y va de non-assistance à jeunesse en danger ! Il y va de non-assistance aux principes qui ont forgé la France et lui ont donné son unité : la laïcité, l'égalité, la justice sociale !

Pas une voix ne doit aller à ceux qui, en ruinant notre système éducatif ou en ne faisant rien pour le défendre, ont livré le pays, la nation, la République, aux tentations du communautarisme et du séparatisme, parés d'alibis ethniques, culturels, linguistiques ; à la séduction du consumérisme et à son envers dégradant, la frustration ; à l'idéologie cléricale et moraliste des libertaires ; au cynisme des néolibéraux.

Qu'attendons-nous, parents inquiets, professeurs profondément attachés à leur discipline et à leur mission éducative, citoyens et citoyennes épris de justice sociale, pour affirmer qu'une autre voie est possible, celle de la réinstitution de l'école républicaine, l'école de tous, exigeante et généreuse envers tous et surtout ceux qui en ont le plus besoin ? Une école restaurée, rendue à ses missions fondatrices, telle est en effet la condition pour que la France puisse continuer d'être en Europe un foyer de résistance à la dérive mondialiste et, un peu partout dans le monde, une force de ralliement et d'action, un exemple, un recours pour tous ceux dont la vie dépend du respect de ces principes que la République a inscrits au fronton de ses mairies et au coeur de ses écoles : "Liberté, égalité, fraternité".

LE MONDE, 27.03.02.