INTERVIEW, par Véronique Raoult.
* La désaffection pour les filières scientifiques est-elle, selon vous, la conséquence d'une société à deux vitesses ?
* MAURICE PORCHET : Les sciences sont considérées comme une discipline élitiste. C'est l'image véhiculée historiquement par la société. Mais les jeunes ont changé. Autrefois, les meilleurs lycéens étaient ceux qui choisissaient allemand, latin et grec ! Ces choix ne sont plus crédibles aujourd'hui, la majorité des bacheliers ont une logique de contournement et choisissent des filières courtes. C'est la première raison du manque d'intérêt pour les filières scientifiques.
* N'est-ce pas aussi le constat de l'échec de la politique qui consistait à démocratiser l'enseignement en ouvrant largement les portes de l'université ?
* M.P. : Le problème est que nous sommes passés de 60 000 bacheliers en 1960 à 500 000 aujourd'hui, sans changer notre pédagogie universitaire. Dans l'enseignement secondaire, les enseignants se sont demandés s'il fallait continuer à enseigner de la même façon. Accueillir un très grand nombre d'étudiants et continuer à enseigner à l'ancienne n'est pas possible. Les jeunes ne comprennent pas le vocabulaire employé ; la pédagogie est inadaptée. L'université sous la pression du CNRS a amélioré sa politique de recherche, mais a oublié sa pédagogie.
* Le recours aux NTIC dans ce contexte n'est-il pas un artifice permettant de camoufler les vrais enjeux ?
* M.P. : Réfléchir à la manière d'enseigner ne se résume pas à installer des ordinateurs partout. Les jeunes sont partants pour utiliser cet outil mais, sans réflexion globale sur la pédagogie, cela reste un jeu, un gadget. Or, les NTIC sont un levier unique pour permettre de développer la soif d'apprentissage des jeunes.
* Vous évoquez aussi le leurre sur l'absence de débouchés professionnels scientifiques?
* M.P. : En effet, la deuxième cause de la désaffection des filières scientifiques tient à la vision des universitaires scientifiques eux-mêmes. Je suis sidéré par leur discours sur le fait qu'en dehors de la recherche et de l'enseignement, il n'y a pas de débouchés. 95% d'entre eux en sont convaincus, alors que c'est faux. Mais ils ne savent pas que l'économie existe, puisqu'ils sont passés de l'université à l'université. Ils ignorent la réalité professionnelle et sont donc dans l'impossibilité de valoriser les débouchés pour motiver les étudiants.
* La France est une exception culturelle de part son enseignement plus théorique que les autres pays. Suggérer des coopération interuniversitaires régionales pour éviter la fermeture de filières, n'est ce pas parier que les équipes pédagogiques ne sauront pas faire évoluer leur enseignement ?
* M.P. : Les enseignants qui se préoccupent de cette désaffectation des sciences sont peu nombreux. Le fait que les recrutements deviennent difficiles ne semble pas les concerner. Et même lorsqu'ils se penchent sur la question, les effectifs ne remontent pas, au mieux ils ne chutent plus. Dans l'immédiat, les universités françaises ne sont pas acculées à des fermetures, contrairement à l'Écosse qui ne possède plus qu'un seul établissement universitaire enseignant la géologie ou en Belgique pour la chimie dans trois universités seulement. Mais à l'horizon 2005-2010, la France sera dans la même situation que ces voisins. Certains DEUG sont actuellement ouverts pour cinquante étudiants. Évidemment, il est plus simple d'envisager des regroupements à Paris qu'en province, malheureusement je crois que certains sites seront progressivement amenés à fermer.
* Est-il possible et souhaitable d'aider les enseignants qui souhaitent repenser leur enseignement ?
* M.P. : Tout d'abord, de quelle science avons-nous besoin ? La conception historique conduit à un apprentissage livresque des sciences et privilégie la théorisation ; c'est la science des mathématiciens et des physiciens. Les biologistes et des médecins ont une conception plus contemporaine. Ensuite, quelle est la place de la formation enseignante à l'université ? L'université vit, collectivement, une schizophrénie qui la dévalorise aux yeux du public. Le métier d'universitaire est multiple (enseignant, chercheur, manager), mais le statut ne met pas sur un pied d'égalité ces activités. Le rapport Espéret s'inspirant de l'expérience de nombreux pays, propose un contrat librement négocié entre l'universitaire et son établissement. Les jeunes enseignants, sensibles à l'acquisition de techniques pédagogiques, découvrent une université qui les déçoit parce qu'elle ne répond pas à leur perplexité face aux étudiants. Si au bout de deux ou trois ans rien ne bouge, ils perçoivent ces dysfonctionnements comme une fatalité et se préoccupent de leurs activités de recherche en abandonnant leur ambition première de transformer la pédagogie. Il faudrait que s'ouvre un grand chantier ministériel pour que les pratiques changent.
* Les filières scientifiques restent l'apanage des garçons, même si les filles y réussissent mieux. Les actions spécifiques mises en place à l'égard des jeunes filles (bourses, allocations de recherche, postes réservés, etc.) vous paraissent-elles suffisantes pour inverser la tendance ?
* M.P. : Le déséquilibre garçons-filles n'est pas identique partout. En France comme à l'étranger, c'est surtout en mathématiques et en physique que les filles font défaut. En plus du conditionnement dès l'enfance, il y a surtout un discours sur l'incompatibilité entre des études dites difficiles et la vie de famille. Un rapport l'a récemment analysé, bien que, dans le secondaire, l'on encourage plus les garçons, ce sont les filles qui réussissent mieux. C'est ce discours sur la difficulté des filières scientifiques et sur l'absence de débouchés professionnels variés tenu, en particulier, par les spécialistes de l'orientation et les enseignants qu'il faut changer.
* Vous parlez de «faute professionnelle» de la part des enseignants chercheurs qui refusent d'entendre ce qui se cache derrière le mécontentement des étudiants.
* M.P. : L'expression a le mérite de secouer un peu les idées poussiéreuses. J'ai recueilli des témoignages effrayants sur le comportement de certains enseignants vis-à-vis d'étudiants. Peut-on tolérer qu'un enseignant crache sur un étudiant ? Ne faut-il pas réagir face à des paroles blessantes, mais aussi face aux voies de fait, qui ne donnent lieu à aucune sanction contre l'enseignant ? Il n'est pas rare que soit toléré le fait qu'un enseignant ne fasse pas cours, simplement parce qu'il n'en a pas envie. Je ne parle pas là d'incompétence pédagogique, mais de quelques cas pathologiques, d'enseignants recrutés sur critères scientifiques. Que cela ne concerne qu'une infirme minorité ne change rien à l'extrême gravité des faits, l'image de l'institution entière est ternie. Être mis dans le même panier est très difficile à vivre pour les autres enseignants. Enseigner est un métier de représentation et de service public.
* À l'UCP, s'est ouvert un DEUG sciences bilingue, pensez-vous qu'attirer de nouveaux publics, en particulier des étrangers, puissent endiguer la tendance ?
* M.P. : Cette expérience me semble très intéressante. Si vous accueillez dans de bonnes conditions des étudiants étrangers, cela va vite se savoir à l'étranger. C'est peut-être une solution à long terme. D'une manière générale, nous n'accueillons que très peu d'étudiants étrangers en France (5 à 10 %), nous sommes loin derrière les Américains par exemple, qui frôlent les 25 %.
* Quelles sont selon vous les intentions du gouvernement sur cette question de la désaffection des sciences et du plan d'action que vous avez proposé ?
* M.P. : Parmi les six priorités de Luc Ferry figurent les sciences. Je souhaite que la mission que j'ai engagée se poursuive. Mais au-delà des sciences, en lettres classiques nous avons le même problème. Dans l'académie de Lille, une université n'a plus que trois étudiants en DEUG de lettres classiques ; il n'est pas possible à terme de maintenir cette filière. La place de certaines filières dans l'université doit être étudiée avec une vision à long terme.