PISA, ou les très riches heures de l'idéologie pédagogiste

PISA, ou les très riches heures de l'idéologie pédagogiste

Par Alain Wagner, journaliste luxembourgeois

L'affolement collectif provoqué par le verdict de l'étude PISA, et savamment entretenu par les détracteurs de l'enseignement traditionnel, est devenu au fil des mois un spectacle lassant, voire pitoyable. Des tirades habituelles sur la prétendue ringardise des professeurs aux élégies consacrées au thème de l'enfant martyr, en passant par la résurrection inopinée de certaines recettes incongrues au relent postsoixante-huitard (tronc commun, suppression partielle des notes dans le primaire, abolition des devoirs à domicile), chacun y est allé de ses théories plus ou moins doctes, de ses fantasmes, de ses rancunes. Et comme d'habitude, réformateurs et liquidateurs - les deux termes étant parfois synonymes - se sont bousculés au portillon.

Ce n'est pas que cette effervescence ait été inutile en elle-même : PISA a incontestablement eu le mérite d'élever le problème de l'enseignement au rang d'un vrai débat de société et de faire comprendre à tout un chacun que le passage de témoin d'une génération à l'autre ne va pas de soi, mais exige un effort de réflexion et de recentrage permanent. Il n'en est pas moins vrai que le «tout-PISA» tel qu'on peut l'observer actuellement tend de plus en plus à monopoliser et donc à occulter la discussion. Toute réflexion sur l'enseignement devient ipso facto une réflexion sur la manière d'améliorer notre score et de remonter dans le sacro-saint classement PISA. Désormais, à l'instar des boursiers qui suivent le cours des actions avec un mélange de fascination et d'épouvante, les yeux des pédagogues sont rivés sur une cote qui ne tient pas compte des particularités nationales, mais qu'on n'hésite pas à ériger en valeur absolue, en étalon incontestable. Mais il y a pire: ce qui se présentait au début comme une espèce de grand prix international de la pédagogie est en passe de devenir l'impératif catégorique de l'école de demain, l'évangile de tout pédagogue qui se respecte, le cahier des charges d'un enseignement idéal. On ne saurait parler d'école qu'en se référant à PISA, en se réclamant de PISA, en faisant allégeance à PISA. C'est cette dérive absolutiste et cette tendance à la stéréotypie qu'il s'agit de combattre.

Certes, le coup de semonce PISA a incontestablement permis d'identifier certaines plaies de notre système: la baisse de la maîtrise des langues étrangères, les difficultés de nos élèves à réfléchir de façon autonome, la passivité intellectuelle de maints jeunes habitués à ce que l'enseignant leur serve du préfabriqué. Et pourtant, faut-il rappeler que ce regard porté sur notre système n'est qu'un éclairage partiel, donc incomplet, et qu'il ne saurait être interprété comme un jugement d'ensemble? Oubliera-t-on que l'approche de l'OCDE est loin d'être neutre et objective, mais s'inscrit dans une vision utilitariste et pragmatique de l'enseignement qui n'est certainement pas exempte de toute critique? Et surtout, concédera-t-on à une organisation aux préoccupations essentiellement économiques le droit de porter un jugement global sur un système d'éducation, alors que la formation de l'individu relève au premier chef - je m'excuse - de la vie intellectuelle et spirituelle?

De fait, le test avait pour objectif unique de mettre en évidence le savoir-faire et la débrouillardise intellectuelle des élèves, et non celui d'évaluer leurs connaissances ou encore leur sensibilité esthétique. Il est donc parfaitement possible d'ignorer tout de l'histoire, de faire de Napoléon un général romain, de n'avoir aucune notion de littérature et d'être imperméable à toute forme d'expression artistique - et de figurer quand même parmi les «bons élèves» tels que les voit l'OCDE. Or faire de la praxis le seul critère de qualité d'un système d'enseignement, c'est le vider de son âme, c'est mettre la culture générale au rancart, c'est rompre avec une tradition humaniste qui, précisément, consiste à refuser la tyrannie de l'utilité immédiate. Une page de Montaigne, une symphonie de Mozart, une toile de Monet ne peuvent certes pas «servir» dans une situation «concrète» caractéristique d'un monde «en perpétuelle mutation»: elles n'en peuvent pas moins contribuer à notre épanouissement spirituel et affectif. Elles nous arrachent à nos préoccupations quotidiennes pour nous faire entrevoir d'autres horizons, plus vastes, plus sereins. Elles ajoutent à notre existence ce «supplément d'âme» sans lequel l'homme serait aliéné à lui-même. Elles nous permettent, simplement, de mieux vivre. Mais apparemment, dans une société en butte à l'asphyxie spirituelle, l'essentiel n'est plus de vivre, mais de fonctionner et de consommer. Que dans un tel contexte, les lettres et les arts soient perçus comme un trouble-fête, voilà qui n'a rien d'étonnant.

Le plus grand reproche que l'on puisse faire aux organisateurs du test PISA, c'est donc d'avoir présupposé une philosophie de l'enseignement qui est loin de faire l'unanimité. Et tout logicien un tant soit peu rigoureux sait que si les prémisses sont contestables, la conclusion est elle aussi sujette à caution. Evidemment, nul ne saurait nier que l'école doit tenir compte des changements de civilisation et que les compétences dites pratiques doivent y avoir la place qui leur revient. Mais si les professeurs sont réduits au rôle de pourvoyeurs des entreprises et si la loi du marché tend à éclipser la vocation humaniste de l'enseignement, la seule attitude possible est la résistance. Et cette résistance ne se limite pas à quelques «vieux briscards» qu'un certain discours moderniste, intellectuellement vide et humainement dérisoire se complaît à taxer de nostalgiques incurables, si ce n'est de «dinosaures» (sic): elle est également le fait de nombreux jeunes enseignants prêts à défendre un héritage culturel qui a contribué à faire d'eux ce qu'ils sont. Si les détracteurs de l'enseignement humaniste tablent sur la structure démographique du corps enseignant pour s'imposer, ils se trompent lourdement.

Ils se trompent encore en déclarant qu'une école plus libérale et plus ludique que la nôtre permettrait de parer aux injustices sociales et d'offrir de meilleures perspectives aux enfants des milieux défavorisés. Ce n'est certainement pas en décernant des diplômes sans valeur et en revoyant à la baisse le contenu des études que l'on luttera contre l'exclusion: à supposer que soit réalisée l'utopie du bac pour tout le monde, la suppression de la sélection scolaire favoriserait immanquablement d'autres formes de sélection (favoritisme, copinage, argent) bien plus injustes et plus perfides. Et puis, c'est bien connu, un enseignement chaotique qui divertit au lieu d'instruire, qui épate la galerie au lieu d'encourager la maturation intellectuelle, nuit avant tout à ceux des élèves qui n'ont pas la chance d'être stimulés intellectuellement en dehors de la salle de classe. Un enfant issu d'une famille bourgeoise où l'on lit beaucoup et où l'on discute régulièrement de l'actualité politique sera beaucoup moins affecté par un enseignement de mauvaise qualité que son confrère moins bien loti qui ne bénéficie pas d'un appui extérieur et que seule l'école peut faire progresser. Lui enlever cette bouée de secours, c'est le mettre dans l'impossibilité de découvrir et de développer ses talents, c'est commettre un crime pédagogique de la pire espèce!

Et puisque les inconditionnels de PISA estiment que les chiffres ne mentent pas, il convient, dans ce contexte, de citer des données fort instructives sur l'évolution de l'enseignement supérieur en France: alors que les responsables se targuent d'amener 80% d'une génération au niveau du bac et que les universités accueillent de plus en plus d'élèves mal préparés qui se font laminer dès la première année du DEUG, le taux des élèves issus de milieux populaires et accédant à une école d'élite (Normale Sup, ENA, Polytechnique) est en chute libre! En 1950, ces établissements prestigieux comptaient encore 29% d'étudiants aux origines non bourgeoises: ils ne sont plus que 9% aujourd'hui. Telle est la face hideuse de la prétendue démocratisation du lycée. En favorisant la médiocrité par toute une série de décisions irresponsables (suppression du redoublement dans le primaire, maintien du collège unique contre vents et marées, élagage incessant des programmes), les responsables français ont fait de l'enseignement secondaire un magma informe dans lequel les sujets brillants ont de plus en plus de mal à s'illustrer. Or c'est par le même type de mesures que certains fumistes prétendent maintenant revigorer l'école luxembourgeoise!

Ajoutons une autre donnée chiffrée qui à elle seule suffirait pour battre en brèche le mythe de l'innovation salvatrice: selon un rapport de l'inspection générale remis à Jack Lang en septembre 2000, la Bretagne connaît un taux de réussite au bac supérieur de plus de 10% à la moyenne nationale malgré un coût moyen par élève parmi les plus faibles en France. Or le même document précise que le corps enseignant de cette région se caractérise par un «attachement très majoritaire aux modèles pédagogiques traditionnels et à la pratique des cours directifs en classe ainsi qu'aux formes classiques d'évaluation.» Quand il s'agit de préparer un examen sérieux, ceux que le discours moderniste qualifie de dinosaures semblent donc être plus efficaces que les apprentis sorciers de la néopédagogie. Le parc jurassique prend sa revanche: something has survived... A moins, bien sûr, que l'on ne voie dans le baccalauréat une épreuve dépassée dont l'importance est de loin inférieure à celle de l'étude PISA. L'ennui, c'est qu'il continue à être la clef des études supérieures et que la plupart des parents n'accepteraient certainement pas de le troquer contre une bénédiction de l'OCDE, ni contre un prêche bienveillant de M. Schleicher.

Un dernier chiffre devrait donner du fil à retordre à tous ceux qui se pâment devant les nouvelles technologies et considèrent les fameuses TIC (technologies de l'information et de la communication) comme une panacée pédagogique. Une étude récente publiée aux Etats-Unis a démontré que le bagage lexical d'un jeune Américain de quatorze ans n'est plus que de 10.000 mots en moyenne, ce qui équivaut à une régression de plus de cinquante pour cent (!) par rapport aux années cinquante (25.000 mots). Cette baisse inquiétante du vocabulaire est liée, selon les experts, à l'emprise grandissante de la télévision et de l'ordinateur sur les jeunes. A force de pianoter sur un clavier et de végéter devant le petit écran au lieu de stimuler leur imagination et leurs capacités linguistiques par la lecture, les enfants et les adolescents s'enlisent, peu à peu, dans une espèce d' apathie intellectuelle à laquelle des adultes démissionnaires voire complices, n'ont plus la force ni le courage de les arracher. Certes, il ne s'agit pas de céder à la «médiaphobie» et de choisir la politique de l'autruche, tant il est vrai que l'école moderne se doit d'initier les élèves à un usage critique et raisonnable des médias. De plus, pour certains types d'activités comme les ateliers d'écriture, le recours à l'ordinateur peut présenter des avantages certains. Cependant, il convient, plus que jamais, de couper court à un messianisme technologique qui consiste à voir dans les TIC une fin en soi, et à faire dépendre la pertinence d'un enseignement de l'intégration plus ou moins grande du multimédia. L'école se doit d'offrir aux jeunes un espace qui soit à l'abri du matraquage médiatique et qui permette une communication humaine sans écran interposé. Pour s'en convaincre, il suffit de contempler le regard inexpressif et vide de tant d'élèves penchés sur leurs portables à longueur de journée! De surcroît, un cours magistral bien structuré peut même constituer un accès au savoir plus rapide et plus efficace que l'univers souvent dispersé et chaotique du Net ou du cédérom. Malheureusement, il existe déjà une poignée d'enseignants et de pédagogues qui sont tellement envoûtés par la perfection matérielle de certains logiciels qu'ils en viennent à annoncer la disparition des manuels scolaires - si ce n'est du professeur lui-même - voire à s'en réjouir(!). Une telle attitude ne témoigne certainement pas en faveur de leur lucidité pédagogique, ni de leur humanisme.

Les moments de crise sont pain bénit pour les charlatans - la période qui a suivi le verdict PISA l'a incontestablement démontré. Il est triste de voir que d'aucuns instrumentalisent les résultats de l'étude pour assouvir leurs vieilles rancunes et pour tirer à boulets rouges contre un enseignement humaniste qu'ils ont toujours exécré. C'est pourquoi le défi le plus considérable et le plus décisif que connaît actuellement notre école n'est pas de remonter dans le classement de l'OCDE, mais bien de tenir tête aux docteurs Folamour du pédagogisme - docteurs qui sévissent d'ailleurs, avec une virulence particulière, dans la formation théorique du stage réformé et qui, d'après les témoignages de nombreux stagiaires démantèlent les vocations au lieu de les encourager. Face à leurs délires, et à la dictature, de plus en plus manifeste, du «pédagogiquement correct» il convient de rappeler quelques évidences devenues, au fil du temps, des propos hautement subversifs: non, un enseignant exigeant, voire sévère, n'est pas nécessairement un rustre pédagogique.

Oui, la transmission des connaissances reste la mission fondamentale de l'école, et ces connaissances ne sont pas réductibles aux seules «compétences» exigées par le marché du travail.

Oui, le pullulement des fameux (fumeux?) «projets» ne changera rien à la nécessité absolue d'un cours magistral de bonne qualité.

Non, le soutien aux plus faibles n'est pas incompatible avec la stimulation intellectuelle des élèves doués: négliger ceux-ci serait tout aussi scandaleux qu'abandonner ceux-là.

Oui, les notes et l'émulation qui en découlent sont des conditions nécessaires de tout enseignement efficace: quoi de plus scandaleux et de plus révoltant que l'hypocrisie consistant à vouloir les bannir des salles de classe, alors que dans d'autres domaines comme le sport, on se précipite goulûment sur des chiffres et des classements sanctionnant des performances dont notre civilisation a bien moins besoin que de la maturation intellectuelle des jeunes?

Ces assertions sont banales en elles-mêmes, mais quand souffle le vent de la folie, même les évidences doivent être solidement arrimées.

Or c'est à cela que les défenseurs d'une école libre et d'un enseignement humaniste doivent s'employer sans faiblir. Posément, mais résolument.

Alain Wagner,
Luxemburger Wort Warte/Perspectives,4.7.2002.


Pour toute information sur le programme PISA (OECD PROGRAMME FOR INTERNATIONAL STUDENT ASSESSMENT) :
http://www.pisa.oecd.org/