Voir ce que l'on dit, dire ce que l'on voit, c'est impossible intégralement
; entre voir ce que l'on pense et dire ce que l'on pense, il y a une dialectique
non-résolutive qui reste toujours un procès ouvert qui ne se referme
que sur lui-même, soit plus précisément ce que j'appelle
une pulsation. C'est la vivacité de cette pulsation, son incessante traversée
sue et insue par l'entendement, qui forme la trame qu'emprunte le penser mathématique.
(1) page 162.
La faculté que nous avons de faire notre propre portrait en nous rapportant
à ce qui est l'antithèse de notre propre expérience
est précisément ce qui nous permet une mesure autre que mathématique
du monde dans lequel nous vivons ; (encore que sans le négatif, nous
n'irions pas loin en mathématiques.) Elle nous ouvre à une
mesure philosophique de nous-mêmes ; elle nous fournit un cadre dans les
limites duquel définir ce qui nous semble positif.
(2) page 51.
De temps en temps, il arrive qu'un mathématicien de renom se retrouve
en présence de travaux de "non-mathématiciens". Ce fut
le cas lorsque Godfrey Harold Hardy -- célèbre en partie qui démontra
qu'il y a une infinité de zéros de la fonction Zéta
de Riemann situés sur la droite des nombres complexes de partie réelle
1/2 -- découvrit les carnets de l'indien Ramanujan. Voici comment
il décrit ses impressions à la découverte de certaines
formules :
Les formules (1.10) à (1.13) se situent à un autre niveau ;
elles sont, toutes, à l'évidence, difficiles et profondes. Un
spécialiste des fonctions elliptiques peut voir de suite que (1.13) provient
en quelque sorte de la théorie de la "multiplication complexe",
mais (1.10) et (1.12) me dépassèrent complètement ; je
n'avais jamais vu auparavant quelque chose qui s'en approchât, même
de loin. Il suffisait d'un coup d'oeil pour se rendre compte qu'elles n'avaient
pu être écrites que par un mathématicien de tout premier
rang. Elles sont sûrement vraies, car si elles ne l'étaient pas,
personne n'aurait pu avoir assez d'imagination pour les inventer. Finalement
(souvenez-vous que j'ignorais tout de Ramanujan et que je pouvais tout imaginer),
l'auteur devait être tout-à-fait honnête, étant donné
que les voleurs ou les charlatans aussi géniaux sont bien plus rares
que les mathématiciens de talent.
(3) page 107
Ainsi le brillant mathématicien ne peut-il espérer s'élever vers la sagesse qu'en connaissant... ses limites. Ce qu'on appelle l'humilité.
Cette humilité, on la retrouve également chez Glenn Gould, le
pianiste canadien -- célèbre pour ses interprétations des
Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach -- qui avait une vue hautement
conceptuelle et rationnelle de la Musique, qui lui faisait penser que la mécanique
du piano était plus importante que le son, c'est pourquoi il tenait
à garder toujours la même chaise, même une fois endommagée,
pour conserver un même rapport arithmétique avec l'instrument
; il prétendait qu'il suffisait d'une demi-heure pour apprendre
le piano.
Mais lors d'un discours à l'occasion d'une remise de
diplômes de fin d'année, il déclara :
Il me sied mal de parler d'enseignement. Il s'agit d'une
activité à laquelle je ne me suis jamais adonné et à
la laquelle je n'imagine pas que j'aie le courage de m'adonner
jamais. La responsabilité qu'elle implique me paraît terrifiante
et j'aurais tendance à préférer m'y soustraire.
(2) page 50
L'humilité, c'est ce qui fait parfois défaut aux experts de la
Pédagogie, comme s'en fait l'écho encore une fois Glenn Gould
:
Geoges Bernard Shaw expliquait qu'il avait eu à une époque l'ambition
de devenir baryton, ayant cru y être naturellement disposé. Il
y avait été encouragé par un charlatan très exalté,
un de ces fossiles ambulants de la théorie de la musique, qui avait déjà
pris la mère de Shaw à son piège et qui prétendait
être détenteur de "La Méthode". Après avoir
été exposé quelques mois à la "la méthode"
en question, Bernard Shaw, devenu incapable de chanter la moindre note, se tourna
définitivement vers la machine à écrire.
(2) page 51
Si nous parlons supra de Piano (Glenn Gould) et de Guitart (La Pulsation), ce n'est pas un hasard.
René Guitart pose qu'une théorie didactique valable
pour l'enseignement des mathématiques doit se fonder l'identification
:
Mathématicien = Professeur = Elève,
ce qui doit se comprendre comme signifiant que tout un chacun doit être
en mesure de faire, expliquer, et apprendre des mathématiques, qu'il
s'agisse du Mathématicien, du Professeur ou de l'Elève, et
impliquant la non-séparation entre savoir savant, savoir à
enseigner, et savoir à apprendre ; séparation qui sert en
partie de fondement à la transposition didactique de Y. Chevallard,
responsable, d'après R. Bkouche de la dévalorisation sociale
du savoir, conduisant à l'impossibilité d'enseigner. (5)
Glenn Gould s'exprime ci-dessous sur les rapports, en Musique, entre
compositeur, interprète, et auditeur :
Je crois que nous arrivons à une époque où dans
toutes les sensibilités, les anciennes distinctions entre compositeur,
interprète et auditeur tendent à s'effacer. Ce que John Cage
veut nous faire partager, ce n'est pas son oeuvre, mais sa conviction que
l'auditeur réfléchit l'oeuvre qu'il perçoit. Elle est
donc aussi un duo compositeur-auditeur. Le mauvais tournant a été
pris au dix-huitième siècle : compositeur, interprète
et auditeur se sont trouvés séparés, isolés.
J'aimerais les voir à nouveau réunis. (6)
Ce qui revient, peu ou prou à poser : Compositeur = Interprète
= Auditeur.
Il y aurait donc un fond commun dans les conceptions -- apparemment iconoclates
-- de Glenn Gould et de René Guitart quant à leurs activités
respectives : cela est encore plus saisissant lorsqu'on se prête au
jeu suivant : lire certains passages de (6) en se permettant de remplacer
le mot "musique" par le mot "mathématique" chaque
fois que cela semble pertinent.
Alors on a la surprise de constater qu'on retrouve dans la pensée
ainsi transposée de Glenn Gould, certains traits spécifiques
de la pensée de René Guitart relativement à la pulsation
mathématique.
La tentation est alors grande de concevoir les deux philosophies :
Mathématicien = Professeur = Elève et Compositeur = Interprète
= Auditeur,
comme cas particuliers de celle-ci plus générale :
COMPRENDRE = ENSEIGNER = APPRENDRE.
Ceci est une intervention politique, contre l'enseignement et pour l'instruction.
Contre la didactique et l'épistémologie lorsqu'elles se dévoient.
Contre l'urgence que l'idéologie des inclus pose d'avoir à éduquer,
à éduquer à la citoyenneté, je pose la primauté
du souci d'instruire, de former des individus faiseurs d'actes (plutôt
que des connaisseurs).
Références :
(1) René Guitart, La pulsation mathématique, Rigueur et ambiguité,
la nature de l'activité mathématique : ce dont il s'agit d'instruire,
Collection La Philosophie en Commun, Ed. L'Harmattan,1999.
(2) Glenn Gould, Le Dernier Puritain, Ecrits I, réunis, traduits et présentés
par Bruno Monsaingeon, Fayard, 1983.
(3) Godfrey Harold Hardy, Ramanujan : un mathématicien indien, extrait
de L'apologie d'un mathématicien, collection Un Savant, une Epoque, Belin,
1985
(4) Glenn Gould, Non, je ne suis pas du tout un excentrique. Montage et présentation
de Bruno Monsaingeon, Fayard, 1986.
(5) Rudolph Bkouche, De la transposition didactique, Didactiques, IREM de Lorraine.
http://casemath.free.fr Lien "Divers".
(6) Glenn Gould : fragments d'un portrait, film de Bruno Monsaingeon, Soirée
Théma, ARTE, 1992.