Péril en la demeure

Péril en la demeure

Extrait d'une contribution envoyée au magazine Marianne le 7 janvier 2002 par Thierry Kakouridis


Le jusqu'au-boutisme de Claude Allègre avait un seul mérite : celui de propulser au-devant de la scène médiatique - et d'attirer sur elle l'attention de l'opinion publique - la question de la mission des enseignants de ce pays et son indispensable corollaire : la considération dont doivent être gratifiés celles et ceux qui accomplissent cette mission.

Le silence de Jack Lang, dont la discrétion n'a d'égale que la démagogie, ne sert qu'un objectif, et a de ce fait pour seule vertu de servir les intérêts politiques de la gauche plurielle libérale  : mettre en oeuvre les réformes cataclysmiques de son prédécesseur tout en les faisant passer pour un non-événement. Au grand bonheur des syndicats en place qui, soit dit en passant, ont pour préoccupation essentielle de se maintenir et qui, pour ce faire, ne remettront pas en question, sous quelque forme et pour quelque motif que ce soit, un système qui les sert depuis toujours.
Cette paix sociale, fallacieusement présentée comme microcosmique et donc indigne d'intérêt, entretenue de manière collusoire depuis des décennies par le gouvernement (peu importe qu'il soit de droite ou de gauche) et ceux qui, quoi qu'on en dise, malgré quelques grèves publicitaires anecdotiques, sont bel et bien co-gestionnaires de l'Education nationale, a aujourd'hui un effet catastrophique sur notre système éducatif et, par voie de conséquence, sur le devenir des citoyens de ce pays, sur leur liberté de juger, de réagir et d'intervenir, alors même que cette liberté est justement ce qui fera d'eux des citoyens. A l'aune de la mondialisation (incidemment, des rapports et recommandations de l'OCDE), ceux qui nous gouvernent et nous co-gèrent entendent d'un commun accord mettre en œuvre une politique éducative qui rompt définitivement avec celle, pourtant humaniste (ou précisément parce qu'elle est humaniste), que conçut Jules Ferry pour consolider la République, l'unité et l'identité de son peuple autour de valeurs fondamentales, qu'une poignée d'irréductibles a encore aujourd'hui la faiblesse de croire inaliénables. Mais aux yeux de nos (ir-)responsables, ces valeurs sont ringardes, dépassées, à jeter à la poubelle de l'Histoire. Nous vivons aujourd'hui à l'heure de la modernité  ; nous sommes au XXIe siècle. Nous ne sommes plus au siècle des Lumières mais à celui de la lumière de la mondialisation  !

Si les enseignants de ce pays continuaient de promouvoir, de pérenniser et de mettre en œuvre l'idéal véritablement démocratique d'un peuple libéré du joug de l'ignorance, génération après génération, c'en serait alors fini de l'uniformité planétaire à laquelle aspirent les nations riches, parce qu'elles croient y trouver leur intérêt. La politique actuellement conduite dans les IUFM, sous la dictature des prétendues "sciences de l'éducation", n'est que l'instrument, arrivé tout droit d'outre-Atlantique, pour déqualifier les professeurs et les contraindre à une servilité dont ils avaient naguère pour mission d'émanciper leurs élèves.

Sans doute nos gouvernants croient-ils qu'il est de leur devoir de ne pas forcer outre mesure la note de l'exception culturelle, c'est-à-dire, en vérité, de l'exception politique ! Pour eux, l'avenir de la France, de l'Europe et du monde réside globalement dans l'acceptation faussement résignée d'un modèle de prospérité qui semble avoir fait ses preuves sur le plan strictement économique (malgré les aléas de la spéculation boursière) : le seul qui importe vraiment en ces temps où, nécessité consumériste oblige, il faut promettre à la jeunesse un bonheur facile et sans effort, c'est-à-dire sans valeur sinon marchande. Ce "bonheur", qui n'apparaît déjà plus comme quelque chose qui doit être mérité, s'affiche partout et tout le temps, à la télévision (commerciale), sur les consoles de jeux vidéo, sur de nombreux sites Internet, sur les affiches, et même, déjà, dans certains manuels scolaires. A quoi bon se donner du mal, être instruit et s'instruire ? A quoi bon respecter ceux qui vous instruisent et entendent vous émanciper ? A quoi bon apprendre à résister lorsque la good and easy life (peu importe qui vous manipule) s'offre à vous comme une promesse ? A quoi bon, au final, respecter autrui ? A quoi bon vous respecter vous-même ? Nous voici revenus à l'époque du veau d'or. Profitons-en !

Aujourd'hui, des professeurs qui, si peu nombreux soient-ils, osent mettre en garde contre cette démagogie destructrice leurs collègues, le gouvernement, la presse et la société toute entière, en France comme ailleurs, sont plus que de simples emmerdeurs : ils risquent, s'ils parviennent à s'organiser et à se faire entendre, de nuire au projet "global" (je ne dis pas "universel", adjectif qui selon moi désigne le seul idéal à la poursuite duquel notre civilisation occidentale a été bâtie) que la duplicité des puissants, de tous les horizons politiques, tentent de mettre en œuvre, de manière irréversible, en s'aidant de l'ignorance du peuple, enveloppée de leur mépris.


Thierry Kakouridis,
Professeur agrégé (Marseille).