Deux nécessités et deux priorités pour l'élève

Deux nécessités et deux priorités pour l'élève

Par Christophe Billon, avec la collaboration d'Eliane Thépot
(tous les deux sont agrégés de lettres modernes)

Aujourd'hui l'anglais est devenu la langue de travail de grandes entreprises françaises ; les comptes rendus de certains comités de direction sont rédigés en anglais ; des ministres français s'expriment en anglais à l'Organisation des Nations Unies (ONU), où le français est langue officielle ! M. Claude Allègre, ancien ministre de l'Éducation Nationale, a déclaré à La Rochelle le 30 août 1997  : " Les Français doivent cesser de considérer l'anglais comme une langue étrangère. " Quand des lycéens français réfléchissent sur le statut, la place et la complexité de leur langue dans le monde, d'aucuns n'hésitent pas à plaider en faveur d'une scolarisation en anglais, sans avoir à s'encombrer du français. Les nouvelles générations, pressées par le diktat du rendement immédiat, ne comprennent plus la nécessité de maîtriser une langue riche et complexe. Le français est-il alors en passe de devenir une langue obsolète, au même titre que le portugais, comme l'annonce ironiquement Luis Fernando Verissimo, journaliste et écrivain brésilien, entendant dénoncer la " dollarisation linguistique " de son pays (Le Monde Diplomatique, mai 2000, " La langue-dollar ", par Bernard Cassen) ?

Mais si la langue française est menacée à l'échelle du village planétaire, ce n'est pas seulement parce que la mondialisation la met en concurrence avec d'autres langues, c'est aussi parce qu'elle est malmenée dans les limites mêmes de l'espace francophone, parce que les autorités académiques et politiques ne se donnent plus les moyens de la défendre, parce que le Ministère de l'Education Nationale est en train, malgré lui, de démanteler la langue comme modèle et référent commun à tous les enfants de la nation.

Pour que l'école soit un véritable creuset intégrateur, pour que de l'enfant, imprégné de multiples particularismes, puisse naître un citoyen de la République, un apprentissage fondamental et systématique de la langue écrite et orale doit être une priorité. Car si la maîtrise de la langue dépend du milieu d'origine, l'école doit pallier les " insuffisances " familiales et sociales. Observons donc, et commentons, l'état actuel de l'enseignement du français, dans le primaire, puis dans le secondaire.

A l'école primaire

Depuis le début des années 70, l'institution scolaire s'acharne à rendre impossible l'apprentissage du français. À l'école primaire d'abord. Au mépris de toute rigueur scientifique, a été introduite la lecture globale, contre la lecture syllabique. Devant le fiasco rencontré, une solution bâtarde a été préconisée  : la lecture semi-globale. En même temps qu'était adoptée cette méthode de lecture responsable de troubles orthographiques chez l'enfant - nous renvoyons à ce sujet aux ouvrages de Liliane Lurçat, notamment La Destruction de l'enseignement élémentaire et ses penseurs, 1998 et Vers une école totalitaire, 1999, aux Éditions François-Xavier de Guibert - le discrédit était jeté sur la dictée et sur les exercices d'analyse grammaticale. Sous la rubrique " La langue française est-elle en péril ? " une lettre publiée dans Le Monde du 28 janvier 1970 déplorait déjà  : " On constate l'abandon à tous les niveaux scolaires de l'apprentissage méthodique de la langue française. Je connais des écoles primaires où, sur l'ordre de l'inspecteur, il est interdit de faire faire aux élèves des exercices systématiques de grammaire, de vocabulaire, où l'on ne fait rien apprendre par cœur (ce qui était tout de même le meilleur moyen de retenir quelque chose), où les dictées sont proscrites, où l'enfant, pour pouvoir s'exprimer avec le maximum de spontanéité, ne doit en aucun cas être repris et corrigé par le maître. " L'orthographe est donc présentée comme un carcan qui entrave l'épanouissement de l'enfant. À l'heure où il était devenu interdit d'interdire, toute règle, y compris linguistique, était le signe d'un abus d'autorité ! De 1947 à 1968, les Instructions Officielles préconisaient que l'enseignement du français au cours préparatoire devait s'étaler sur une quinzaine d'heures hebdomadaires. Aujourd'hui les programmes n'accordent que neuf heures à cet enseignement, et la moyenne nationale est de six heures trente-six minutes ! Faut-il s'étonner que de plus en plus d'élèves parviennent illettrés à l'entrée en sixième ? Faut-il s'étonner que les jeunes Français arrivèrent avant-derniers en 1995, lors d'un test de l'Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE) portant sur la compréhension d'un texte simple, et dont les résultats ne furent pas publiés ? Faut-il s'étonner que cadres et ingénieurs français maîtrisent de moins en moins bien l'orthographe ?

Chacune de ces mesures retire aux plus démunis ce que l'École et l'État sont en devoir de leur apporter. Jean Oblin, ancien instituteur qui donna sa démission en février 1970 "par opposition aux mesures arbitraires de sélection prises ou envisagées par le Ministère de l'Éducation Nationale ", et devint ouvrier spécialisé, écrit le 19 mars 1970 : " En privilégiant outre mesure le palier de la langue courante parlée, en élevant la spontanéité de l'élève au rang de dogme, le projet de réforme interdit en fait aux enfants des masses populaires de se saisir de l'héritage inestimable des grands auteurs des siècles passés, alors que les enfants des milieux aisés auront, eux, toutes les facilités dans des classes particulières ou à l'extérieur de l'école, pour puiser dans cet héritage prodigieux de la culture française. " Cette idée sera reprise trente ans plus tard par un manifeste, signé par de nombreux écrivains et intellectuels, publié dans Le Monde le 4 mars 2000 : " C'est la littérature qu'on assassine rue de Grenelle… " Un peu plus loin Jean Oblin ajoute : " Ce dont il s'agit, et qui est proprement scandaleux, c'est tout simplement d'opérer, sous le masque de la rénovation, une sélection des élèves au profit du capitalisme, sélection d'autant plus facile à réaliser que les bases d'un enseignement correct de la langue française auront été détruites, tant sur le plan du contenu que sur celui des méthodes. " Dès lors que les élèves auront été rendus incapables de maîtriser la langue française, dès lors que les maîtres auront été rendus incompétents pour l'enseigner, étant donné la baisse des exigences aux concours de recrutement, il sera alors enfin loisible, au nom de l'efficacité, au nom de la " modernité ", de réformer l'orthographe, d'appauvrir et édulcorer un héritage patrimonial.

Dans le secondaire

L'orthographe

Aujourd'hui dans le secondaire, à l'heure des correcteurs automatisés d'orthographe et de grammaire, on assiste au même décervelage : la dictée est mise en touche, l'enseignant ne doit plus sanctionner les fautes - c'est faire violence à l'élève ! - mais " valoriser les graphies correctes " et montrer, conformément au relativisme ambiant, combien l'orthographe est variable au cours des siècles. La pseudo-dictée du brevet des collèges 2000 ( Le Monde du 7 juillet), en plus d'être risible, aura permis d'attirer l'attention sur la mauvaise foi et l'hypocrisie de certains discours réformateurs. Il s'est agi, dans certaines académies dont Paris et la région parisienne, d'un texte de soixante-trois mots : " Pourtant, il avait un père et une mère. Mais son père ne pensait pas à lui et sa mère ne l'aimait point. C'était un de ces enfants dignes de pitié entre tous qui ont père et mère et qui sont orphelins. Il n'avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu, pas d'amour : mais il était joyeux parce qu'il était libre. " (V.Hugo). A la lecture de cette dictée, un élève du collège Victor Hugo (Paris, 3ème arrondissement) se serait exclamé : " On nous prend pour des débiles ! " A titre de comparaison, voici le texte d'une dictée donnée en 1988 : " On ne peut vraiment rien trouver de plus délicieux, de plus retiré que ce petit village perdu au milieu des roches, intéressant par son double côté marin et pastoral. Tous pêcheurs ou laboureurs, les gens d'ici ont l'abord rude, peu engageant. Ils ne vous invitent pas à rester chez eux, au contraire. Peu à peu pourtant ils s'humanisent, et l'on est étonné de voir sous ces durs accueils des êtres naïfs et bons. Ils ressemblent bien à leur pays, à ce sol rocailleux et résistant, si minéral, que les routes même au soleil prennent une teinte noire pailletée d'étincelles de cuivre et d'étain. La côte qui met à nu ce terrain pierreux est austère, farouche, hérissée. Ce sont des éboulements, des falaises à pic, des grottes creusées par la lame, où elle s'engouffre et mugit. Lorsque la marée se retire, on voit des écueils à perte de vue sortant des flots leurs dos de monstres, tout reluisants et blanchis d'écume, comme des cachalots gigantesques échoués. " Alphonse Daudet. Mes élèves de troisième ont beaucoup ri quand, au brevet blanc, ils ont été confrontés pour la première fois à la brièveté de la nouvelle dictée. Les consignes de correction étaient les suivantes : " On attribuera un demi-point pour la graphie correcte des mots suivants : " mais ", " à ", " aimait ", " ces ", la marque du pluriel dans " enfants dignes ", " pitié ", " tous ", " sont ", " orphelins ", " gîte ", " était ", " parce qu' ". On enlèvera un maximum de deux points pour d'autres fautes commises à raison d'un demi-point par faute. " Pierre Marcelle, dans Libération du 10 juillet 2000, réagit très vivement : " Ne nous attardons pas sur les consignes imposées aux correcteurs par des têtes bien pleines, paraît-il, mais surtout soucieuses de conforter le bon peuple, à coups de pourcentage de " réussite ", dans l'illusion que ses enfants savent lire et écrire. Et constatons l'indigence pédagogique, syntaxique et grammaticale de cette " dictée ", et ce qu'elle véhicule de mépris pour les enseignants et les enseignés, à prétendre constituer un examen, même modeste, même facultatif. " Voyons comment argumentent les hauts-fonctionnaires du Ministère de l'Education Nationale : " Peu de ceux qui critiquent seraient capables de réussir l'ensemble des épreuves qu'on impose à des jeunes de 17 ou 18 ans ", souligne un haut responsable (AFP, 6 juillet 2000), devant les accusations portées à l'encontre de la dévalorisation du baccalauréat. Quel mépris, quelle morgue et quel ridicule ! Un Inspecteur Général de Lettres, interrogé sur France 2 (7 juillet 2000), s'appuyait sur le ressentiment (supposé, avec combien de mépris et de démagogie là encore) du journaliste, qui, selon lui, avait dû dans sa jeunesse souffrir de la dictée… Entre idéal-layette et idéal-computers, l'éducation se transforme en une vaste anesthésie générale ! Démagogie néfaste pour les élèves, appauvrissement généralisé des connaissances et nivellement par le bas, vaste marché pour les nouvelles technologies face auxquelles nos élèves sont avant tout considérés comme autant de consommateurs potentiels, nous sommes bien loin, dans cette nouvelle " école ", de ce qui définissait initialement l'éducation, comme l'indiquait Samuel Joshua dans Le Monde du 24 Mars  : " Mais on peut aussi renoncer au projet démocratique de la scolarisation prolongée en la vidant de son contenu. C'est le libéralisme propre à Claude Allègre (...) ". Une formatrice IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), à qui on avait demandé si cette nouvelle dictée ne devait pas servir à gonfler les notes artificiellement, avait répondu : " Mais non, à les valoriser " ! Or le barème de la dictée de l'académie d'Aix-Marseille (dictée notée sur 6 points, un demi-point par faute de grammaire, un quart de point par faute lexicale, notation arrondie au demi-point supérieur), trois fois moins longue que les années précédentes, ne dissimule nullement les intentions des " éminences qui qualifient d' " élitistes " tous ceux qui tiennent que la maîtrise de sa langue constitue le premier et essentiel outil de l'apprenti-citoyen. " (Pierre Marcelle). Il s'agit bel et bien d'augmenter les taux de réussite aux examens (tous les moyens sont bons) pour donner aux parents-électeurs les moins informés l'illusion que le niveau monte, pour que l'enseignement français, à l'heure de la mise en concurrence des systèmes éducatifs, apparaisse comme compétitif, et pour à terme supprimer des examens devenus inutiles, et surtout coûteux, remplacés par le contrôle continu, quitte à ce que ce soit la porte ouverte à de nombreuses inégalités (entre établissements, entre élèves dont les parents sont plus ou moins influents…). Il faut ici trouver un bouc-émissaire à l'échec scolaire  : l'orthographe est le coupable désigné. Supprimons-la ou réformons-la. Proscrivons donc la dictée, mais aussi l'explication de texte, la dissertation et la littérature, car elles font obstacle à l'égalité des chances ! Comment ne pas voir que, à partir du moment où l'Ecole refuse de jouer son rôle de creuset républicain, au nom de la violence symbolique faite à l'élève, la sociologie de la reproduction, qui a délégitimé la culture scolaire, sera dès lors pleinement pertinente. Antoine Compagnon écrit dans Le Débat (n°110, mai-août 2000) : " Les " réformateurs " mènent une politique de classe, car les riches continueront de lire en famille ", ou d'y apprendre l'orthographe, pourrait-on ajouter.

Enfin il nous faut préciser que l'évaluation de l'orthographe au brevet est aussi composée d'un exercice de réécriture, où il s'agit de mettre les sujets d'un paragraphe au pluriel ou de transposer les verbes du passé au présent, par exemple. L'élève, à l'issue de sa troisième, ne saurait-il faire la preuve que de ces maigres compétences, exigibles d'un petit niveau d'entrée en sixième ? Tous les exercices qui cherchent à " valoriser " les compétences en orthographe trouvent, en cours d'année, pour stimuler les élèves dans l'exigeant et rigoureux apprentissage de cette discipline, leur justification ; mais l'examen terminal a pour charge de mesurer le niveau des élèves. Dans la vie courante, dans une lettre de motivation par exemple, ce ne sont pas les graphies correctes qui sont valorisées, mais les fautes qui sont pénalisées ! " L'absence de maîtrise de la langue usuelle est un réel handicap. Chacun sait bien à quel point certaines erreurs de langage ont pour effet de déclasser irrémédiablement leurs malheureux auteurs. Qu'on le veuille ou non, nous sommes constamment jugés sur notre façon de nous exprimer. Telle faute, si banale soit-elle, entraînera inéluctablement un verdict d'exclusion, comme cela se produit souvent dans des lettres de demande d'emploi. Il suffit d'un mauvais accord de participe passé, d'un solécisme, d'une construction verbale inexacte, d'un emploi fautif des temps ou des modes, d'un barbarisme, d'un pléonasme, sans parler des fautes d'orthographe, pour disqualifier le plus sûrement du monde tout candidat à un quelconque emploi. ", écrit le linguiste Michel Pougeoise (Le Monde du 23-02-99). A moins qu'on ne veuille forcer les élèves à s'équiper de traitement de texte et de correcteur orthographique, comme les y invitent les documents d'accompagnement des programmes de troisième  : " Si les élèves écrivent un texte pour le diffuser, ils seront attentifs à l'orthographe et découvriront avec intérêt le traitement de texte et le correcteur orthographique. "

La grammaire

Quant à la grammaire de phrase, qui donne accès à l'orthographe grammaticale, à une maîtrise de la syntaxe, et donc à des textes plus difficiles (la langue du 17ème siècle, Chateaubriand, Proust, la poésie…), qui de plus développe des capacités d'analyse, elle est progressivement évincée et a totalement disparu de la nouvelle épreuve du brevet des collèges, ce qui aux yeux des élèves achève de discréditer le français, en passe de devenir une discipline " de seconde zone " où il n'est pas besoin de travailler ni de réviser. " Elle n'est donc qu'un élément parmi d'autres et ne peut-être la base d'une progression grammaticale d'ensemble qui ignorerait le texte et le discours ", est-il précisé dans les documents d'accompagnement des programmes de troisième. En effet la transposition didactique de recherches universitaires (il faut bien que soient justifiés certains salaires !) a introduit au collège deux nouvelles formes de grammaire : la grammaire de discours (étude des actes de parole, de la modalisation, de l'implicite, du point de vue) et la grammaire de texte (étude de la cohérence textuelle, des reprises nominales et pronominales). Il est très amusant de lire que, comme les linguistes soviétiques se mirent au service du communisme, la grammaire du discours vient servir la citoyenneté : " Il est très important d'amener l'élève à prendre conscience de cette triple dimension des actes de parole [actes locutoires, illocutoires et perlocutoires], en particulier dans une optique de formation du citoyen. " La grammaire du discours devient un outil idéologique au service de la théologie de la communication et du consensus : elle est " un moyen de désamorcer une violence verbale souvent liée à des formes de communication maladroites et inadaptées ". Une telle naïveté surprend : étudions les actes de parole et les formes de modalisation, et la violence disparaîtra ! Comme si on ignorait que celle-ci s'était épanouie sur les décombres de l'autorité scolaire et les dégâts " collatéraux " de la nouvelle économie. La dissolution des normes - linguistiques et autres - la suspicion contre les règles et les contraintes, ont engendré un nihilisme post-moderne qui mine l'ordre social. Le sujet autonome, l'adulte qui doit surgir de l'enfant et de l'adolescent, meurt dans l'avènement de l'individu. Le culte du désir, le relativisme à tout crin, et la permissivité ont des effets perturbants sur le genèse du moi de l'élève, démuni de tout centre de gravité, de tout repère. L'Ecole ne forme plus de futurs adultes capables de gouverner et d'être gouvernés, mais des citoyens au rabais et des consommateurs maintenus dans leur enfance. On pouvait lire dans un éditorial du journal portugais de centre-gauche O Pùblico (21 juillet 2000), suite à une montée de la délinquance à Lisbonne, les mots suivants : " Une école où n'existe pas une culture de la responsabilité et de l'exigence, une école où, au nom d'une fausse idée de l'intégration, on permet l'abus et on tolère l'inversion des hiérarchies, cette école aggrave les problèmes qu'elle prétend résoudre. On n'attend pas de l'école publique qu'elle se substitue à la famille, mais quand les familles se désagrègent on attend de l'école publique qu'elle joue tout au moins son rôle de référence socialisatrice. Cela implique, entre autres, que l'école ait des règles et qu'elle les fasse respecter, car l'une des choses dont les enfants ont besoin c'est de connaître leurs limites, là où se trouve la ligne qu'ils ne doivent pas franchir. Or l'école, souvent, a perdu la notion de son devoir. " On aimerait que la presse française ait cette liberté de parole et cet esprit critique.

Quant à la grammaire de texte, elle analyse la cohérence des textes et montre que ceux-ci s'organisent selon trois formes de progression  : la progression à thème constant ( Pierre a eu 15 à sa dictée. Pourtant il a fait de nombreuses fautes), à thème linéaire (Pierre a eu 15 à sa dictée. Celle-ci comportait 40 mots), à thème dérivé ( Pierre a eu 15 à sa dictée. Sa mère fut très contente. Son grand-frère ne fut pas dupe !). Certes, mais ces préoccupations de linguistes, lorsqu'elles sont vulgarisées pour le collège, enfoncent des portes ouvertes _ ce que semble maquiller le jargon technique employé. Donc l'enseignement de la grammaire au collège a été envahi, dans une chaleureuse ambiance de " décloisonnement ", ou par des gadgets ou par des questions relevant davantage de l'analyse de texte telle qu'elle se pratique au lycée, et ce au détriment de la grammaire de phrase. Faut-il s'étonner que, lorsqu'on veut surcharger l'enseignement des derniers acquis de la linguistique, de manière trop précoce, avant même que les bases syntaxiques n'aient été fixées, les Instructions Officielles (mai 2000) soient obligées de mentionner que la maîtrise de la langue devient une finalité du lycée. Quel constat d'échec tiré sur les réformes du collège ! En bref on voit bien que les " réformateurs " ne cessent de réformer les échecs de leurs propres réformes. Les élèves rentrant en seconde maîtrisent de moins en moins bien l'orthographe et la grammaire de phrase, non parce que le " nouveau public lycéen " a changé et qu'il n'en serait pas capable, au nom de préjugés de pédagogistes, mais parce que l'enseignement de ces disciplines a été dilué au collège dans un décloisonnement, certes séduisant, " esthétiquement joli " aux yeux de formateurs et d'inspecteurs, mais absolument nuisible à des élèves qui ont besoin de repères (à telle heure de la semaine, on fait de la grammaire, à telle autre de l'orthographe). Le décloisonnement, belle invention didactique, est ponctuellement intéressant, mais érigé en principe pédagogique, fort contestable. L'injonction pédagogique du décloisonnement participe d'ailleurs d'une tentative systématique de brouillage des repères traditionnels de l'enseignant et de son cours, s'inscrivant dans une remise en cause fondamentale des objectifs de l'école. Dans ce contexte, loin d'aider efficacement l'élève à se construire du savoir, l'école n'a plus pour effet que de l'en dégoûter, par une stratégie concertée du " touche-à-tout " pédagogique, sorte de " zapping " permanent ne permettant aucun approfondissement, aucune structuration réelle des connaissances, et dont les maîtres-mots sont désormais " diversification " et " pluridisciplinarité ". Des " parcours diversifiés " pratiqués en collège aux activités " trans-, inter-" ", voire " pluridisciplinaires ", dont les contenus ne sont plus désormais définis dans le cadre d'un programme national garantissant une équité dans l'accès de tous aux savoirs, mais par un " projet d'établissement " entièrement subordonné aux bons vouloirs des " équipes pédagogiques " particulières qui le constituent, l'école ne parvient plus à répondre à ses missions essentielles, dont l'une des premières serait l'apprentissage systématique et raisonné de l'orthographe et de la grammaire. A ce titre, l'enseignement de la grammaire et de l'orthographe - de même que celui des mathématiques - obéit à une logique interne, à une progression indépendante de tout décloisonnement, faute de quoi on se condamne à n'être pas compris des élèves, qu'on aura cependant " joliment " occupés et embrouillés. La grammaire de phrase doit redevenir une priorité du collège, car sa maîtrise permet aux élèves de construire des phrases correctes et de comprendre pour quelles raisons certains de leurs énoncés sont incorrects. Sinon, démunis de toute capacité réflexive sur leurs discours, ils vivraient comme un abus d'autorité la sanction linguistique. Donc ou bien on réinstitue la norme. Ou bien on est permissif et on les laisse s'exprimer comme ils l'entendent. Ou bien, comme il est prévu pour les années à venir, on automatise l'apprentissage de la syntaxe dès le CE1 ! Et on déstructure un enfant, condamné à ânonner passivement sa langue en attendant que la machine obligeante la mette en forme dans un français standard, certes correct mais dépouillé de toute subtilité. Car les activités fondamentales (lire, écrire, compter) ne doivent pas être enseignées avec les outils qui permettent de les automatiser, de crainte que l'enfant ne soit assujetti à la machine. M. Lang, souhaitant " redessiner " une nouvelle école primaire pour " commencer par le commencement ", a garanti (Le Monde, 21 juin 2000) une manne de quatre millions de francs pour l'achat de logiciels consacrés en priorité à la lecture au cours préparatoire. Voilà qui, à défaut d'enrayer l'illettrisme, divertira les élèves et réjouira les industriels…

Observons ce qui se passe outre-Atlantique. En 1985, le Ministère de l'Education du Québec édicte des programmes globalement semblables à ceux qui sont actuellement mis en place en France depuis 1996 au collège et au lycée. Constatant, au fil des années, l'échec de la réforme, visible aux ventes par mètres cubes d'ouvrages parascolaires dans le public (d'orthographe, de grammaire et de conjugaison), l'Etat du Québec a édicté un nouveau programme en 1995, revenant à un enseignement systématique de la grammaire ! Aux Etats-Unis (mais c'est désormais le cas en France), la véritable guerre que les pédagogistes ont livrée contre la grammaire a rendu impossible l'apprentissage du grec et du latin. Qui plus est, les professeurs de langues vivantes étrangères se voient contraints (par leurs inspecteurs en France) à fonder leur enseignement sur une approche communicationnelle plutôt que grammaticale, en plongeant les élèves dans un environnement censé leur permettre d'assimiler la langue sans effort, en reproduisant les comportements des locuteurs de la langue cible. Quelle naïveté quand on sait que les horaires de ces enseignements sont réduits à trois ou deux heures au lycée ! Et ne fait-on pas le jeu des classes sociales privilégiées qui auront les moyens d'envoyer leurs enfants à l'étranger pour pallier les insuffisances du système éducatif ? Aux Etats-Unis, les universités imposent à un nombre croissant d'étudiants des cours de remise à niveau en anglais, dans lesquels ils apprennent à construire des phrases !

Comment expliquer, alors, que la plus puissante organisation américaine d'enseignants soit farouchement opposée à l'enseignement de la grammaire, alors que celui-ci semble loin d'être inutile, comme le démontrent les bons résultats des élèves ayant suivi ce type d'enseignement pendant tout le primaire dans les rares écoles qui, comme la Brooklyn Academy, s'opposent à la guerre anti-grammaire ?

Dans sa Critique de la faculté de juger, Kant distingue entre jugements " déterminants " et jugements " réfléchissants " : " La faculté de juger en général est la faculté qui consiste à penser le particulier comme compris sous l'universel. Si l'universel (la règle, le principe, la loi) est donné, alors la faculté de juger qui subsume sous celui-ci le particulier est déterminante […]. Si seul le particulier est donné, et si la faculté de juger doit trouver l'universel (qui lui correspond), elle est simplement réfléchissante. " Un jugement déterminant repose sur une série de règles ou concepts appliqués à une situation particulière. Par exemple, un météorologue exerce un jugement déterminant quant il reconnaît dans un nuage un cumulo-nimbus ou un cirrus ; un élève quand il reconnaît un adjectif d'un adverbe. Le jugement réfléchissant, au contraire, prend pour point de départ l'expérience, comme lorsqu'on dit d'un nuage qu'il est beau ou menaçant ; ou lorsqu'on demande à un élève d'écrire spontanément, avec l'espérance qu'il retrouvera seul un état correct de la langue. Depuis des années les pédagogistes ont tout fait pour réduire la part des jugements déterminants dans l'enseignement. La bataille qu'ils mènent contre la grammaire n'est qu'un de leurs succès en la matière. L'argument employé contre l'exercice du jugement déterminant est qu'il est contraignant et difficile. Mais c'est là une faculté essentielle pour le développement intellectuel de l'élève et sa future compétence professionnelle. On consulte un médecin, un avocat ou un mécanicien, pour son diagnostic déterminant, non pour avoir ses impressions réfléchissantes subjectives. Actuellement, tout l'enseignement primaire repose sur le jugement réfléchissant des élèves. Ainsi on leur demande de justifier le choix d'un mode d'expression, de leurs lectures préférées... Ce type de programme suscite l'ennui chez les élèves toujours renvoyés à leur propre subjectivité.

La mouvance post-soixante-huitarde, qui a largement imprégné les réflexions à l'Éducation Nationale, a fait porter le soupçon sur le maître, sur l'autorité, linguistique ou autre, qu'il exerce sur ses élèves. Elle a voulu les en délivrer, mais elle est en train de les enchaîner à d'autres instances de pouvoir. L'idéologie libertaire n'a pas compris que pour pouvoir renverser le maître, sa langue, sa littérature, pour tuer le Père, en l'occurrence la norme linguistique, encore faut-il que le Père soit là, muni de ses attributs. L'intériorisation des règles par l'élève n'est pas une contrainte abusive et insupportable, mais le préalable à son émancipation. Veut-on faire de lui un maître de la parole ou le cantonner dans le triste rôle de valet du langage ? Un élève maîtrisant mal les règles de fonctionnement de la phrase n'aura accès ni à Racine ni aux textes juridiques. Les nouveaux programmes de collège l'auront rendu incapable de lire certains textes littéraires, et il ne restera plus aux " réformateurs " qu'à réformer une fois de plus les échecs de leurs réformes, sans jamais remettre en cause les conséquences néfastes de celles-ci : ouvrir massivement les programmes scolaires aux œuvres de littérature " pour la jeunesse ", écrites dans un français pauvre et re-territorialisant sans cesse les élèves sur leur petit monde, au lieu de les hisser vers les valeurs et enjeux universels de la vraie littérature. Sans maîtrise de la grammaire de phrase, il n'y a pas d'accès à une pensée complexe.

La libre expression de l'élève

Sont en revanche valorisés à l'école le français oral et l'expression spontanée des élèves. Le sujet de réflexion du brevet des collèges, qui implique un registre de langue courant, voire soutenu, a été supprimé cette année, laissant planer des inquiétudes sur le sort de la dissertation. Les élèves de troisième, comme ceux de première, sont désormais conviés à argumenter, à mettre en scène une réflexion, sous forme dialoguée, le plus souvent dans un échange entre deux adolescents. L'institution scolaire autorise donc, pour ne pas dire encourage, la libre parole, écrite ou orale, sans souci d'un vocabulaire précis et diversifié, sans contrôle syntaxique : les familiarités, les questions mal posées, les doubles négations omises ne sont plus bannies au nom du droit à l'expression. Or que cache la valorisation de l'oral dans les récents programmes, si ce n'est l'aveu impossible, pour nos réformateurs, que les élèves ont été rendus incapables de s'exprimer à l'écrit ? Or défendre un enseignement de qualité du français c'est avant tout lutter contre la babélisation de notre société, émiettée entre les codes et les jargons des nouvelles tribus qui la constituent et imposent leur logique de clan et de ghetto. L'Ecole n'a pas à encourager les particularismes linguistiques, sur lesquels s'échafaudent exclusions, replis identitaires et intégrismes.

Peut-être estime-t-elle que dans tout élève se tapit un artiste en puissance, dont l'éclosion est entravée par des normes linguistiques ! Laissons les élèves écrire comme ils le veulent : ils seront les Céline et les Beckett de demain ! Deleuze a montré dans Kafka, Pour une littérature mineure (1) , qu'une des conditions de la " littérature mineure " (la seule grande et vraie littérature révolutionnaire : pensons à Kafka, Céline, Beckett, Césaire…) est la dé-territorialisation de la langue. Observons l'usage que les noirs font de l'américain, lisons Kafka le juif qui a abandonné le tchèque pour l'allemand. Toute dé-territorialisation de la langue implique un acte de création subversif. Mais pour " arracher à sa propre langue une littérature mineure, capable de creuser le langage, et de le faire filer suivant une ligne révolutionnaire sobre ", pour " devenir le nomade et l'immigré et le tzigane de sa propre langue ", encore faut-il maîtriser la langue " majeure " dont nous sommes forcés de nous servir, immigrés ou pas. En d'autres termes, Rimbaud n'a pu faire exploser la langue que parce qu'il s'était exercé à une pratique scolaire rigoureuse du français, et d'une " langue référentiaire ", le latin. Deleuze distingue trois niveaux dans la langue : la " langue vernaculaire, maternelle ou territoriale " (l'ici, la cité, le patois), la " langue véhiculaire, urbaine, étatique " (le partout, la langue de l'échange commercial), la " langue référentiaire, langue du sens et de la culture " (le là-bas). Les différents états de la langue arabe, par exemple, correspondent à chacun de ces niveaux. Le passage de la langue vernaculaire à la langue véhiculaire nécessite une dé-territorialisation : elle fut le moteur de l'école de Jules Ferry, qui permit à chaque jeune Français de s'extirper du patois parlé à la maison. Aujourd'hui, l'institution ne se donne plus les moyens, voire refuse, de hisser toute une classe d'âge à ce français véhiculaire et étatique. Quels intérêts sert-elle ? Ceux des élèves ou d'autres plus occultes ? Quant au passage à la " langue référentiaire ", il exige une re-territorialisation culturelle, vilipendée par l'idéologie libertaire, au nom d'une critique des pouvoirs, scolaire ou ecclésiastique, qui s'exercent à travers cette " langue référentiaire ", le français de la culture et de la littérature, ou précédemment le latin, au nom encore d'un égalitarisme qui dénonce que c'est au travers de la " langue référentiaire " que la bourgeoisie se reproduit et se distingue. Mais l'égalitarisme linguistique met à mal le principe d'égalité de tous devant un référent commun, et valorise les particularismes territoriaux, donc les replis réactionnaires. Viser le " là-bas " de la langue est au contraire nécessaire pour creuser dans la langue son propre langage. Un monde sans Loi, sans référent commun, sans Idéal, qu'il soit linguistique, sacré ou autre, est un univers de particules isolées, hagardes, autofondées, narcissiques et en proie à un mortel ennui.

Avec le développement de la télématique, se répandra un français véhiculaire toujours plus utilitaire, contrôlé par des systèmes de correction automatique. Le français référentiaire ne sera plus que la possession d'une minorité. Au cœur de la langue s'intensifiera une logique discriminatoire, et la langue sera devenue un véritable enjeu de pouvoir, le contrôle des masses au moyen d'un novlangue idoine - dès lors que l'école n'assurera plus son rôle de transmission - dissolution

contrôle exercé hégémoniquement par une caste d'individus " linguistiquement favorisés ". A moins qu'on ne décide de réformer le français, son orthographe, sa grammaire, et dans ce cas-là on aura tout perdu : ce nouveau français allégé cessera d'être une " langue référentiaire ", et ne parviendra de toute façon jamais à concurrencer l'anglais comme " langue véhiculaire ".

Ce n'est pas seulement la littérature qu'on assassine rue de Grenelle, mais aussi la langue. Si l'école ne donne plus à l'élève les moyens d'accéder au référent sous prétexte qu'elle exerce un pouvoir sur l'enfant, ce seront d'autres pouvoirs, bien plus inquiétants, qui régneront sur celui-ci. Lui qui n'aura plus qu'une bouillie linguistique pour tout bagage pourra être l'objet de manipulations en tous genres, la victime des obscurantismes et des régionalismes, la proie potentielle de tous les fascismes et la cible idéale de tous les discours marchands. Au contraire, tout enseignement qui vise à renforcer la maîtrise du français en comblant les inégalités de fait est pour chacun de nous un véritable devoir républicain.

Pointer l'anglais comme un danger pour le français est un faux problème qui détourne habilement notre regard. L'anglais est autant menacé que le français. Sont bien plutôt à dénoncer le recours néfaste à l'idéologie marchande des nouvelles technologies, qui n'a de cesse de nous présenter l'ordinateur comme désormais incontournable dans l'apprentissage de la langue, et le manque de clairvoyance des " pédagogistes " qui, consciemment ou inconsciemment, servent un redoutable projet - en tout opposé à leurs intentions modernistes, émancipatrices mais combien démagogiques - à savoir l'inégalité institutionnalisée de tous devant la langue.


Christophe Billon (avec la collaboration d'Eliane Thépot)
Association "Sauver les lettres"


(1) Deleuze G., Kafka, Pour une littérature mineure, Éditions de minuit, 1975