Ecole, hôpital, nous étions les meilleurs...

Ecole, hôpital, nous étions les meilleurs... Sommes nous devenus les plus mauvais?

Extraits d'un article, par Natacha Polony, paru dans le n° 366 de Marianne (26 avril - 2 mai 2004).
Cet article mettant en parallèle les problèmes de l'hô;pital et ceux de l'école, on en a extrait ici ce qui concerne tout particulièrement l'école. Le texte a été reproduit avec le maximum d'exactitude, les rectifications - mineures - n'ayant été faites que pour éliminer certaines références ou liens stylistiques avec le sujet de l'hô;pital. Les paragraphes développant spécifiquement le cas de l'hô;pital (exemples, discussions) ont été remplacés par le signe .../...


Attention, danger ! Les deux institutions dont s'est toujours enorgueillie la France sont en perdition. Manque de moyens, ras-le-bol des personnels, absence de volonté politique. Au point que même les mandarins tirent le signal d'alarme.

Champions du monde, les français ! Champions du monde de l'autocongratulation surtout - un sport où, comme dans celui de l'autodénigrement, nous excellons ! La petite musique du "meilleur système au monde" est si douce à l'oreille. Le meilleur système scolaire : "Voyez ces Américains qui ne forment que des ignares et importent leurs cerveaux, quand notre système scolaire primaire et secondaire est partout reconnu, nos jeunes plébiscités par tous les recruteurs étrangers."

Puis patatras ! Voilà que que brusquement, le mythe se fissure, que l'image d'Epinal se déchire. .../... Vendredi 12 mars 2004, les enseignants, au bord de la crise de nerf, arpentent le pavé. Fermeture de classes massives, diminutions drastiques de postes aux concours de recrutement... autant de revendications catégorielles qui masquent un malaise bien plus vaste et de plus en plus partagé par des parents affolés. C'est désormais officiel : 15% des enfants entrent en sixième sans savoir lire; chaque année 60 000 d'entre eux sortent du système scolaire sans aucune qualification. Le "meilleur système scolaire" du monde ? Voire. Les tests comparatifs de l'OCDE sont formels : les petits français sont de moins en moins bien classés quand il s'agit de comprendre et de résumer un texte écrit. En 2002, une évaluation internationale déterminait que, quatre ans après l'entrée de ces jeunes enfants à l'école, leurs résultats sont inférieurs à ceux de leurs camarades européens du même âge. Avant-derniers, juste devant les Grecs. Dernière humiliation, une étude menée en 2003 montre qu'à 15 ans les jeunes Français maîtrisent beaucoup moins bien l'anglais que les Suédois, les Espagnols ou les Allemands... ça rend humble !

Les meilleurs ou les pires, l'alternative est exagérée. Difficile d'imaginer que nous étions les meilleurs, tant les moyens de comparaisons sont contestables - pour l'école, ils étaient carrément inexistants jusqu'à une période récente. En outre, les modes et les engouements sont souvent trompeurs. Il suffit de se souvenir du mythe du système scolaire allemand dans les années 80 : bien plus performant que le nô;tre, plus respectueux du rythme des enfants, avec avec ses demi-journées de travail, études le matin, sports et loisirs l'après-midi. On a vu le résultat : les petits Allemands végètent dans les bas-fonds des classements, on rétablit en Allemagne la journée complète de travail, et Schroder fait campagne pour des programmes scolaires nationaux et non plus laissés à la seule responsabilité des Länder.

Mais le fait est que le système français était jusqu'ici reconnu pour la qualité de sa formation de base, en primaire et en secondaire. Un système censé engendrer des esprits rigoureux, doués d'une grande faculté d'adaptation et, surtout, solidement cultivés. Ce qui n'est plus visiblement le cas aujourd'hui. Les optimistes - ou les aveugles - rétorquent que les textes soumis lors des tests internationaux favorisent "l'esprit anglo-saxon". La vérité c'est que la dégringolade est bien réelle. "Globalement, estime Bernard Kuntz, président du SNALC, deuxième syndicat chez les professeurs de lycée, on peut dire que le système français avant les années 70 était très performant. Mais on ne saurait pour autant se référer à cette période comme à un âge d'or, car cette réussite reposait sur l'accès limité du lycée à une minorité de privilégiés. Certes l'accès était censé se faire selon un classement sur dossier scolaire, mais, de fait, l'origine sociale jouait à plein. Avec la réforme Haby sur le collège unique en 1976, on a mis en place une massification répondant à la fois à une nécessité économique et démocratique. Mais on a confondu quantité et qualité. Et le résultat est dramatique."

.../... Pour beaucoup de parents d'élèves, en revanche, l'école n'apprend plus grand chose. Ils sont de plus en plus nombreux à se demander confusément pourquoi leurs enfants, même favorisés et aidés, ne savent pas lire à la fin de l'école primaire. Pourquoi ces références culturelles que l'école est censée délivrer ne sont visiblement pas assimilées. Pourquoi de jeunes bacheliers, qui ont passé douze ans dans le système scolaire, savent à peine qui sont Jeanne d'Arc ou Robespierre.

L'association SOS-Education est née de cette inquiétude de parents désemparés. Ils sont entre 40 000 et 45 000 membres qui militent pour que l'école retrouve son rô;le. Et qui souhaiteraient tout simplement que l'on dise ouvertement cette vérité : oui, l'école française va mal. Non, nous ne sommes plus les meilleurs, même si cette notion est difficilement mesurable. L'école, fierté de la IIIe république, et l'hô;pital, fleuron de la Ve, sont pourtant les piliers d'une société qui met en avant l'égalité et la fraternité. Mais les hussards noirs et les saintes en blouse blanche n'en peuvent plus. Et se lancent dans des conflits de plus en plus violents. Le remaniement permettra t-il de faire oublier deux ministres carbonisés auprès de leur base, Luc Ferry et Jean-François Mattei ? Philippe Douste-Blazy a été mandaté pour mener à bien la réforme de l'assurance maladie. Quant à François Fillon, prisonnier d'un "grand débat" en trompe-l'oeil et menacé, comme Ferry, par des députés de droite décidés à affamer le mammouth, il ô;tera difficilement de la tête des enseignants qu'il fut le "M. Réforme des retraites".

Le printemps 2003 avait vu des enseignants furieux jeter au caniveau le livre de leur ministre Luc ferry, définitivement discrédité. Le plus choquant pour une opinion publique un peu perdue, pas sûre de comprendre les enjeux de ce non-débat : les menaces contre le baccalauréat. Et ces images de professeurs enchaînés aux grilles de leur lycée, empêchant les élèves de passer. .../...

Pourquoi est il plus insupportable de voir des enseignants détruire des livres et des soignants salir un hopital que de nous retrouver bloqués par des cheminots et des routiers en grève ? "Parce qu'il s'agit du service public, répond Patrice Pelloux, président de l'association des médecins hospitaliers urgentistes de France, et que le service public doit avoir une constance dans le temps, et une structuration, pour garantir la liberté, l'égalité et la fraternité. Une société qui ne remplit plus ses missions d'enseignement et d'accès aux soins se meurt. Aux urgences de Saint Antoine, c'est la première fois que nous voyons arriver des handicapés en fauteuil roulant qui sont SDF. Voilà où mènent le libérlisme à outrance et la destruction des services publics." La dénonciation est forte, mais sincère. Comme chez ce jeune enseignant : "IL faut mettre ces mouvements dans un contexte plus large. On casse le système de redistribution des richesses, et l'état se décharge de son devoir traditionnel de service public."

Mais c'est oublier que l'école et l'hopital sont dans le système français, plus encore que des services publics, des institutions. Comme le note le sociologue François Dubet dans le Déclin de l'institution (1), l'institution telle que l'incarne l'école et l'hô;pital français se caractérise, avant tout, par une forme de travail sur autrui, fondé sur des valeurs universelles, et déclinant finalement sur le mode laïc la fonction symbolique de l'Eglise. Ce que le Pr Debré, chef du service d'urologie à l'hô;pital Cochin, résume ainsi : "Nous sommes là pour servir les autres, ce qui comporte une nuance par rapport à la notion de service public. Servir est une mission à part. Notre rô;le, c'est de pratiquer une intervention de six heures sur un SDF, parce que nous n'avons pas à savoir qui il est, ni s'il est solvable."

Au delà des partitularités et des difficultés propres à l'une et à l'autre, au delà des revendications concrètes, l'école et l'hô;pital ont ceci en commun qu'ils sont deux institutions en perdition, dans une société qui ne conçoit que l'échange, donc un rapport de type marchand, et qui rejette l'universel. Deux édifices qui ne tiennent que parce que des hommes et des femmes continuent malgré tout à les servir et à y croire. Les aborder de concert, c'est se donner les moyens de comprendre que les crises à répétition qui les frappent témoignent de bouleversements dans l'organisation sociale et dans le rô;le de l'Etat comme garant de cette organisation : ne pas analyser ces crises condamne, comme l'ont fait les politiques pendant vingt ans, à empiler des réformes stériles.

La fin des sanctuaires

Quoi de commun entre le collège Edouard Manet de Villeneuve-la-Garenne (Hauts de Seine) et l'hô;pital Saint-Luc - Saint-Joseph de Lyon ? L'un et l'autre se demandent s'il va falloir planter un policier devant l'entrée principale. Pour le collège, la réponse est finalement non, malgré un vote positif du conseil d'administration qui n'avait pas suivi l'avis des enseignants. Pour l'hô;pital, la ville de Lyon s'est dite prête à "se faire aider par des organismes dont c'est le boulot". Pourquoi des mesures aussi radicales ? Le 9 janvier une bouteille d'acide a été lancée dans la cour du collège Manet. Quelques semaines auparavant, un petit engin a explosé sous l'abribus devant l'établissement... Dans la même période, les urgences de l'hô;pital Saint-Luc - Saint Joseph ont dû affronter deux séries d'agressions. Le bilan est lourd : 12 blessés en tout, infirmières, brancardiers et médecins. Et un personnel traumatisé et écoeuré.

Violences et incivilités avaient depuis longtemps fait leur entrée à l'école. Professeurs insultés et frappés par des élèves ou des parents, chef d'établissement menaçés et parfois molestés... on connaissait. Mais voilà qu'à l'automne 2003 les hô;pitaux font à leur tour les gros titres des rubriques "faits divers". .../...

A l'hô;pital comme à l'école, la société pénètre avec ses misères et ses déviances. Les profs, eux, se sont résignés. Pas les soignants. "Un hô;pital est un sanctuaire", entendait-on parmi les personnels indignés de l'hô;pital de Lyon. Entendez par là un lieu protégé où les violences et les agitations extérieures, où les déterminations sociales et identitaires sont refoulées hors les murs. Cette idée du sanctuaire est justemement celle qui divise depuis vingt ans le monde enseignant. Celle qui aurait dû être au coeur du "grand débat sur l'école" mais qui ne fut qu'à peine éffleurée. Notamment parce que pour beaucoup d'entre eux, la question est réglée. "On demande à l'école de réparer les maux de la société, dénonce vivement Judith, enseignante en Seine-Saint-Denis depuis cinq ans. "Mais dans la classe, on ne peut pas faire abstraction du monde extérieur. Non, l'école n'est pas un sanctuaire." Ce que la jeune femme réclame avec force, ce sont des moyens. Pas un sanctuaire. La phrase est assénée comme une évidence, comme on se raccroche à une bouée. L'école ne doit pas être un sanctuaire parce qu'elle ne le peut pas ? C'est en tout cas le sens des réformes qui ont marqué l'Education Nationale dans les vingt dernières années, et en particulier la loi d'orientation de 1989, aujourd'hui contestée par une frange croissante des enseignants, ceux là même qui refusent le dogme de l'école ouverte sur le monde, de l'école "lieu de vie". Notre système scolaire ne serait pas devenu mauvais, c'est la société qui serait malade et qui, par capillarité, métastaserait l'école. Mais l'école est malade aussi parce qu'on refuse de la protéger de la société, rétorquent les tenants de la sanctuarisation. La loi d'orientation de 1989, en incitant les élèves à exprimer leurs opinions, à affirmer leur "identité", a grippé la mécanique.

Judiciarisation, agressivité de ceux qui se considèrent avant tout comme des usagers... Enseignants et soignants subissent de plein fouet l'évolution des mentalités. Ils sont sommés de rendre des comptes. Personne ne le regrettera, s'il s'agit de donner aux patients le minimum de considération qui consiste à leur expliquer leur maladie, ou s'il est question de recevoir correctement les parents d'élèves. Mais cette évolution se fait dans la douleur, et parfois avec excès. La loi Kouchner sur le droit des malades symbolise cette évolution. L'accès au dossier médical est parvois vécu par les médecins comme une atteinte à leurs prérogatives. Mais la perte d'autorité touche aussi les enseignants. "Je suis instituteur depuis vingt cinq ans, explique Bernard, et j'ai vu la différence. Maintenant les parents ne s'adressent plus à nous en tant qu'adultes mais en tant qu'avocats de leurs enfants, et parfois procureurs. Tout le monde se croit pédagogue". Education et santé touchent à l'intimité de chacun. Le soupçon est donc de mise, dans une relation qui autrefois relevait plutô;t du sacré.

La crise des vocations

.../... Un système peut-il tenir sur des précaires ? Aymeric, jeune enseignant à Toulouse est persuadé du contraire. "Dans mon lycée, raconte t'il, il y a une jeune prof d'espagnol engagée comme vacataire, simplement parce qu'elle est hispanisante. Aucune formation. L'autre jour, elle a avoué : "Je déteste ce que je fais, mais je déteste encore plus être caissière. A cô;té de ça, combien rêvent d'être profs, combien ont la vocation et ne sont pas pris parce que les postes au concours fondent tous les ans ? Comment attirer des jeunes vers un métier déconsidéré, qui nécessite quatre ou cinq ans d'études au terme desquels les postes ouverts au concours peuvent être supprimés quinze jours avant le début des épreuves ? "Tout cela, en plus, conclut Aymeric, pour s'entendre dire par ses élèves : "De toute façon, si vous êtes ici, c'est que vous n'avez rien pu faire d'autre." Ils nous méprisent parce que la société leur apprend à nous mépriser". Le sentiment commun entre soignants et enseignants : l'humiliation. .../...

Statuts, moyens financiers :
le beurre et l'argent du beurre

.../... Le parallèle avec les enseignants est frappant. Ceux qui défilaient au printemps 2003 contre la décentralisation ne parvenaient pas à faire comprendre aux français la nature exacte de leurs revendications. "Des moyens pour les services publics", lisait-on sur les banderolles, mais avec le sentiment que les vrais problèmes étaient ailleurs. Gaëtan Cotard, professeur de français et membre du collectif "Sauver les lettres", voit dans ces mouvements la manifestation d'une crise d'identité. "En fait, explique-t-il, la dégradation de l'école est liée à l'évacuation des savoirs comme objectif prioritaire. Mais la plupart des enseignants pensent que les problèmes ne sont qu'accidentels, ils ne comprennent pas que l'institution est malade dans sa raison d'être." Comment pourraient ils admettre que ce sont les réformes accumulées depuis vingt ans qui ont tué l'école, quand ils ont, pour beaucoup, été les premiers promoteurs de ces réformes ? De même que les infirmières ont lutté pour supprimer leur image de bonnes soeurs, et se retrouvent frustrées du lien affectif que cette auréole créait avec le patient, le discours dominant Rue de Grenelle comme au Snes ou à la FSU dans les années 80 et 90 revenait à mettre à bas la relation maître-élève comme rapport hiérarchique. L'idée, présente dans la loi d'orientation de 1989, que l'enfant est le "créateur de son propre savoir", revient à nier l'autorité du professeur. Les dizaines de réformes qu'ont empilées les ministres successifs ont finalement déstabilisés les enseignants en tant que groupe social. .../... A l'hô;pital comme à l'école, on a détruit sans prévoir la reconstruction.

Ecole : la privatisation, un fantasme disent-ils

"L'éducation doit être considérée comme un service rendu aux entreprises". Voilà ce que déclarait en 1995 le rapport de la table ronde des entreprises européennes. Le "mammouth" serait lourd, inefficace et horriblement centralisé. Place à des fournisseurs privés de services éducatifs ! L'avenir serait à la formation continue, capable de fournir des salariés "adaptables". En un mot : flexibles. Les craintes exprimées par les enseignants lors des mouvements du printemps 2003 contre la décentralisation sont restées noyées dans des revendications corporatistes. Pourtant les assauts sont multiples. Il y a l'AGCS, accord général sur le commerce des services, qui, au sein de l'OMC, entent bien inclure les services d'éducation et de santé. Il y a aussi les dérives de la décentralisation : l'orientation et, à terme, les programmes, dépendent des régions, et l'éducation, naguère nationale, deviendrait un moyen de fournir la main d'oeuvre correspondant à un bassin d'emploi. Une tendance à l'oeuvre chez les décideurs, mais aussi chez de nombreux parents, concevant l'école comme un fournisseur de formation. Un service public en quelque sorte, au même titre que la poste ou la SNCF. Conséquence : devant la dégradation rapide du système, les listes d'attente explosent dans les écoles privées, et les cours à domicile font recette. Or, 13% des élèves du primaire fréquentent le privé; 21% des élèves du secondaire, dont 40% de lycéens. Mais les demandes d'inscription auraient doublé à Paris dans les deux dernières années. Les organismes de cours à domicile, eux, surfent sur l'angoisse des parents. Résultat, un marché fort lucratif et peu contrô;lé. Le "conseiller pédagogique" qui oriente les parents est le plus souvent un commercial qui vend un forfait d'heures, et le professeur, généralement un étudiant recruté rapidement, parfois débutant. Qu'importe, ça marche ! L'extension au soutien scolaire de la déduction d'impô;ts de 50% accordée pour les emplois à domicile, fournit, depuis 1996, l'argument de vente idéal. Vous avez dit école à deux vitesses ?

Entre institution publique et culture d'entreprise :
l'impossible transition

.../... "Items", "savoir-faire", "savoir-être"... les enseignants auront reconnu le jargon qui fleurit depuis longtemps Rue de Grenelle. Un jargon directement inspiré des schémas de pensée de l'entreprise. "C'est tout cela qu'on retrouve dans la loi d'orientation de 1989, concoctée par Lionel Jospin et Claude Allègre suivant les principes de Philippe Meyrieu", commente Bernard, un instituteur aujourd'hui plus proche de la retraite que de sa première année d'IUFM. Les fameux "projets d'école" sont un mélange de paperasse et d'idées de management. Pour preuve, quand j'ai expliqué que le projet de notre école était d'apprendre à lire, écrire et compter, ce qui me semblait déjà fort ambitieux, l'administration a poussé les hauts cris". Evaluer, contrô;ler, pourquoi pas, si le but est de bannir les mauvaises pratiques, d'insuffler une "dynamique d'établissement", selon les termes de l'Anaes ou de l'Education Nationale, et de secouer une fonction publique que l'opinion juge un peu poussiéreuse ? Sauf qu'il n'est pas certain que la qualité soit véritablement au rendez vous. .../...

Ce que dénoncent les personnels soignants comme les enseignants : une prise de pouvoir de l'administration sous couvert de performance et de professionnalisation. Le mandarin n'existe plus, mais il a été remplacé par l'administratif, le spécialiste en sciences de l'éducation, le cadre managérial... Pour le Pr Cohen, "une intermédiation qui trop souvent bouffe des postes et édicte des règles que les autres doivent suivre". Une bureaucratie incarnée, pour le collectif Sauver les lettres ou les enseignants de Reconstruire l'école, par l'oligarchie des instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) ou des groupes d'experts édictant des programmes scolaires en fonction de leurs travaux de recherche personnels, par ces inspecteurs qui réprimandent les professeurs refusant de se plier aux consignes et continuant, envers et contre tout, à utiliser des méthodes jugées "ringardes". .../...

Idéologues et gestionnaires : l'alliance objective

"Apprendre à apprendre", voilà le credo qui a servi de base à toutes les réformes de l'Education nationale depuis vingt ans. L'inflation et la dispersion des savoirs nécessiteraient de ne s'intéresser qu'à la méthode, puisque le contenu, lui, peut être remis en cause au nom de la "modernité". Mais ceux qui ont ainsi critiqué les savoirs et les vieilles disciplines, accusés d'être générateurss d'exclusions et d'inégalités, ont magnifiquement préparé le terrain à une idéologie ultra-libérale qu'ils prétendent combattre. "Apprendre à apprendre" pour rendre les élèves plus adaptables ? Un objectif que ne renierait aucun madeliniste, tant il semble relever d'un utilitarisme forcené et qui, pourtant, fut prô;né par toute la gauche enseignante, et par la majorité des syndicats. Pourquoi cette impression que, malgré les changements de gouvernement, malgré la valse des ministres, l'école et l'hô;pital s'enfoncent irrémédiablement ? Pourquoi cette idée que, selon le Pr Debré, "Mattei = Evin = Kouchner", ou que, selon les enseignants, il n'y a aucune différence entre Claude Allègre, Jack Lang et Luc ferry ? Peut-être parce que, à l'hô;pital comme à l'école, des courants divergents ont concourru sans l'admettre au même résultat. "Pour résumer, ce qui tue l'hô;pital, analyse Raphaël Gaillard, c'est la synergie entre un libéralisme qui n'est jamais pensé politiquement et d'une idéologie fille de mai 1968." L'école en meurt aussi.

Principalement en cause, un conception dévoyée de l'égalité, qui détruit l'institution à coup de bons sentiments. .../... "Le principe est le même à l'école, explique Delphine, professeur d'anglais en collège. On est passé de l'égalité des chances à l'égalité entre les élèves. Du coup, dès qu'un élève se distingue par ses qualités, il est remis dans le rang. Dans mon collège, quant il se crée une saine émulation au sein d'un classe, le groupe est systématiquement éclaté l'année suivante, pour éviter toute tentation de "concurrence".

La politique qui consiste à réduire les exigences, aussi bien vis-à-vis des élèves que des enseignants, toujours au nom de la pédagogie de l'égalité des chances, aboutit immanquablement au même résultat : la déstructuration des savoirs et de la transmission. Coup de chance, cette politique-là est également la moins coûteuse. Quand un ministre de l'Education nationale s'étonnait, en 1999, que le lycée restât "un endroit où l'on continuait d'acquérir des connaissances" et se faisait un devoir de promouvoir la "transversalité" contre les vieilles disciplines, il préparait le terrain à un ministre de l'Education nationale de droite qui, en 2004, entendait mettre en place la "bivalence" des enseignants et utiliser des profs d'allemand pour enseigner l'histoire-géo. .../...

Un cas d'école : les langues anciennes ? Pas assez rentables !

Le mal qui ronge l'école et l'hô;pital ? La conjonction entre une idéologie pleine de bonnes intentions et une obsession gestionnaire. Un mal qui pourrait bien avoir, entre autres, la peau des langues anciennes. Le 11 février dernier, associations et personnalités, Jacqueline de Romilly en tête, se sont mobilisées pour prévenir le massacre. Dans l'académie de Limoges, il ne restera bientô;t plus que trois classes de latin - évidemment dans les lycées de centre-ville. Dans l'académie de Bordeaux, 21 sections fermées ! Motif : les options coûtent cher. "La Commission des Finances de l'Assemblée a pour ainsi dire convoqué les ministres pour leur demander quelle économie on pourrait faire en supprimant les options, raconte Agnès Joste, membre du collectif Sauver les lettres. Ils ont un mépris total pour les exigences intellectuelles. Ils commettent d'ailleurs une erreur énorme, car les langues anciennes présentent non seulement un intérêt d'ordre culturel, notamment pour aborder quantité de textes de notre patrimoine, mais elles ont aussi une fonction immédiate. Leur apprentissage permet souvent de corriger les catastrophes dans l'enseignement de la grammaire française, et de diminuer les méfaits de la méthode globale de lecture." Mais cette vision économique à court terme n'a pu s'imposer que parce que les langues anciennes ont d'abord été victimes d'un long travail de sape qui a détourné les élèves de ces disciplines. "L'idéologie selon laquelle le passé est poussiéreux et trop éloigné des préoccupations des jeunes d'aujourd'hui a fait des ravages" dénonce Agnès Joste. Pendant vingt ans, Philippe Mérieu a prô;né, dans les couloirs de la Rue de Grenelle, un principe : "Construire le savoir de manière horitontale". Indéniablement, les pédagogistes ont ainsi préparé le terrain aux ultralibéraux.

A l'hô;pital comme à l'école, tout remettre à plat...

Plan hô;pital 2007 ! Grand débat national sur l'avenir de l'école ! Sur la santé et l'éducation, la droite a choisi d'afficher ses ambitions. Cette fois, le malaise sera apaisé, les objectifs repensés. Le prestige de la France est sauvé, ses deux pô;les d'excellence seront préservés. Mais dans ce cas, pourquoi ce scepticisme de la part de tous les acteurs ? On accusera bien sûr les vieux conservatismes, le refus - "très français", parait-il - de la réforme. L'hô;pital comme l'école, qui ont pourtant vécu le plus grand nombre de réformes depuis trente ans, sont toujours taxés de lourdeur par les fringants gestionnaires. Non sans raisons parfois, puisque les syndicats d'enseignants ont choisi de défendre les statuts et les moyens plutô;t que de s'attaquer aux questions essentielles, les orientations pédagogiques, qui feraient exploser leur base. .../... La théorie du mammouth ne tient pourtant pas. Et Vincent Laarman, délégué général de SOS Education s'insurge : "Le ministère nous dit "Vous devez être contents, vous avez eu la parole". Mais ce débat était une mascarade, il était conçu pour faire taire les voix dissidentes. Aucun des enjeux essentiels n'a été abordé : hétérogénéité des classes, méthodes d'apprentissage de la lecture, omniprésence du ludique... Il y a urgence. Il faut n'avoir jamais quitté la France pour croire qu'on nous envie encore notre modèle." Seules quelques enclaves ultra-élitistes, Polytechnique ou l'ENA, où entrent deux fois moins de fils d'ouvriers qu'il y a vingt ans, permettent encore au système de sauver la face. .../...

L'école pensée par la IIIe République et retouché par l'influence du plan Langevin-Vallon de 1946 était un système cohérent, fondé sur l'excellence d'enseignants recrutés par des concours de très haut niveau. Supprimer cette excellence au nom de la professionnalisation de l'enseigant comme pédagogue et de la relativité des savoirs, c'est s'attaquer aux fondations même de l'édifice. Ce qui est en cours dans les réformes actuelles du Capes.

.../... Imposer un projet sur vingt ans, voilà ce que les médecins, comme beaucoup d'enseignants, attendent des politiques. Lutter contre les corporatismes, mettre en place de vraies évaluations garantissant la liberté des acteurs, se débarasser des vieilles idéologies, telle est l'urgence. "Mais ils ne le feront pas, déplore le Dr Nazac. Nombre de conseillers techniques des ministres sont issus du corps médical, ils sont aus sommet de la pyramide, éloignés du cambouis. Et puis ils ne vont pas s'emplafonner leurs anciens collègues de la conférence des doyens." Il n'y a guère de chances que les fonctionnaires contrô;lant depuis vingt ans la Rue de Grenelle, sous les gouvernements de gauche comme de droite, admettent que leur gestion a conduit l'école au fond du gouffre.

Ne pas remettre à plat tout le système, par des états généraux de l'école et de la santé, c'est attendre l'écroulement général. Les seuls gagnants seront alors les tenants de la privatisation. Dans un cas, comme dans l'autre.


(1) Le déclin de l'institution, de François Dubet, Seuil, 22 €.
(2) Avertissement aux malades, aux médecins et aux élus, du Pr Debré et de Philippe Even. Le Cherche-Midi, 19 €.