Espoirs monomaniaques de M. de Gennes

Les espoirs monomaniaques de M. Pierre Gilles de Gennes

Par Djamal Echikr, professeur agrégé de mathématiques

Monsieur de Gennes prétend nous livrer, dans les colonnes du Monde du 26/02, ses espoirs et désespoirs de parent d'élève, mais ce qu'on lit en fait, ce sont les conseils faussement paternalistes d'un "Patron", un directeur de laboratoire, un grand physicien, peut-être habité par la Physique, qui aligne des avis, conseils et jugements péremptoires, sur des domaines dans lesquels son expérience est nulle et ses connaissances approximatives : c'est une parole désespérante de sectarisme et d'arrogance.

Car enfin, voilà un physicien, certes prix Nobel, qui ne s'autorise que par sa qualité de parent d'élève et son expérience de conférencier en lycées et collèges (!) à donner ses solutions, et juger de façon expéditive à la fois enseignement et enseignants.

Son exposé commence par une caricature : si Monsieur de Gennes se demande ce qu'un élève de 3ème, incapable de résumer l'action d'un roman, a à faire de "prolepse", il ne lui vient manifestement pas à l'esprit qu'il est plutôt rare qu'en fin de collège un élève ne puisse résumer, même grossièrement, sa lecture d'un livre. Bien sûr, il est facile de trouver un mot rare au détour d'un cours, mais cela suffit-il à instruire un procès  ? Devrions-nous brûler les dictionnaires ?

Quand, par un travers permanent chez nos élites parisiennes, il se tourne vers les Etats-Unis pour leur envier des "joutes oratoires" de fin de lycée et se plaindre qu'il n'est pas assez fait de place en France aux interventions orales, a-t-il bien vu ? Ces occasions sont légions au collège, en langues, histoire, géographie, biologie ... tandis que notre savant songeait certainement à ce qui le préoccupe seulement  : la physique et les mathématiques.

Son "test suprême" qui jugera ses élèves (ou plutôt disciples) dans leur métier : exposer rapidement un projet devant un auditoire fatigué est un test professionnel. Or ce n'est pas là la vocation du lycée général ou technologique, encore moins du collège. Si cette compétence gagnerait à être développée en France, c'est peut-être à l'université, dans les enseignements généraux. Nos IUT, BTS, IUP et autres DESS, assurent sans complexes la formation à de tels exposés.

Quand bien même la situation évoquée aurait-elle l'importance suprême qu'il lui prête, concerne-t-elle bien l'avenir de tous ? N'est-elle pas plutôt le quotidien de certains métiers ou rôles spécifiques: chercheurs, chefs de projets, chargés de communication... plus nombreux à graviter dans l'univers de Monsieur de Gennes que dans celui du parent d'élève lambda ?

Ces mêmes personnes d'ailleurs ont le plus souvent à exposer le travail d'une équipe, et doivent donc, en amont, posséder une qualité essentielle : l'écoute. étrange à quel point la communication, mot magique et idole de notre époque, n'est vue que dans le sens du "dire". Or communiquer, ce n'est pas seulement dire, c'est aussi écouter, et tous ces cadres brillants auxquels inconsciemment il s'adresse auront comme problèmes professionnels des problèmes humains (les autres sont du domaine du travail); leurs qualités relationnelles seront alors tout aussi importantes que leur acuité intellectuelle.

écouter autrui, le comprendre, s'en faire comprendre, voilà un but fondamental auquel prétend le lycée, en donnant une Culture.

Quant à ces activités manuelles que Monsieur de Gennes propose de développer, de la poterie à la mécanique automobile, remarquons d'abord que là encore les exemples sont ceux d'un physicien (spécialisé dans la ... matière molle !) : il ne lui viendrait pas à l'esprit de songer au violon ou à la peinture pour délier les doigts de nos enfants. Belle modernité, au passage, que celle qui s'est affranchie de siècles industrieux où les enfants travaillaient dans les mines et les métiers à tisser (très agiles de leurs mains, ceux-là !) pour aujourd'hui regretter que nos enfants ne se "salissent" pas plus les mains sur les bancs de l'école.

Si, certes, une certaine dextérité est utile dans la vie, tant au grand savant qui transpose cette agilité à de grands concepts qu'au tout venant devant un lavabo qui fuit ou une voiture en panne, il est déjà un espace où cette dextérité s'acquiert  : tout simplement celui des loisirs. Aucun devoir d'école, si théorique soit-il, n'a jamais empêché un enfant curieux de démonter son vélo, faire du cerf-volant, ou pratiquer le modélisme.

Si l'informatique envahit aujourd'hui le quotidien ludique des jeunes, est-ce vraiment à l'école de contrecarrer cette évolution ? Remplacer l'étude des tourments de Bérénice par un stage dans un garage automobile préservera-t-il de l'idéologie de Bill Gates  ? Et on ose dire qu'il ne s'agit pas là d'un projet de lycée "light"?

Non merci, je préfère le collège actuel, où l'enfant, si doué soit-il de ses mains, si éloigné soit-il des tourments de Bérénice ou du charme des prolepses, se voit toutefois ouvrir une fenêtre sur ce monde de l'esprit, qu'il quittera peut-être ensuite, en connaissance de cause, en s'orientant vers la filière technologique ou professionnelle du lycée.

Assez donc de ces leçons toutes venues d'un même microcosme parisien, superbement ignorant de la réalité scolaire de tout un pays, qui attaque une profession fragile, aux avant-postes de toutes les luttes et points de rupture d'une société pas si bien portante que ça.

Moi, modeste enseignant, je me sens insulté et méprisé, par ce monsieur qui m'accuse de ne pas être au courant de l'actualité (les enseignants constituent tout de même plus de 15% du lectorat du "Monde", selon une enquête de IPSOS-cadres), et qui décrète souverainement que j'ai "subi plus de didactisme que reçu de vraie culture" (sic !).

Mais me connaissez-vous, Monsieur De Gennes ?

Je suis un professeur, un jeune professeur de 31 ans, qui se targue d'avoir choisi ce métier, en reconnaissance envers ce que mes maîtres m'ont apporté de lumière et de nourriture intellectuelle, par admiration et sentiment de responsabilité devant l'immense héritage culturel laissé par tous ces bipèdes pensants, souffrants, espérant, qui nous ont précédés. Je me targue d'avoir choisi de perpétuer cet héritage, comme une mission, en essayant de former des citoyens conscients et responsables, assez conscients et responsables pour juger les valeurs du monde qui les entoure, en reconnaître les hypocrisies, et choisir leur place dans le peu d'espace qu'on veut bien leur laisser.

Pardonnez-moi de ne pas jeter la pierre à ceux qui préfèrent -le plus souvent un temps seulemen - s'évader vers des réalités virtuelles.

Pardonnez-moi de préférer humanisme à industrie, d'avoir, après avoir lu Marc-Aurèle, Camus ou Henri Poincaré, préféré le dur métier de "prof" à celui d'ingénieur dans une grande entreprise soumise aux lois du profit.

Oui, plutôt corriger des copies et tenter de faire partager son enthousiasme pour les prolepses, que plancher à concevoir un nouveau modèle de réfrigérateur ou de voiture, tel fut mon choix.

Quelle dévotion aux marchands du temple, quel mépris, quelle méconnaissance des enseignants, que de leur conseiller de passer une année sabbatique dans des entreprises ! Prenez donc une année sabbatique, vous les de Gennes, Meirieu, Attali et autres Allègre, pour goûter de la réalité enseignante dans un petit collège de province. Vous feriez acte civique, et pourriez mieux parler de notre métier.

Quant au didactisme, était-il triomphant dans l'époque passée où la société mettait directement au contact de sa jeunesse un jeune professeur frais émoulu de sa faculté, confiante en sa capacité à transposer et transmettre un savoir, ou dans ces I.U.F.M., chasse gardée où les didacticiens testent et pratiquent impunément leurs diverses élucubrations sur une population captive ?

Quand donc les enseignants se réapproprieront-ils le discours public sur l'enseignement ? Ils laissent passer, soumis, peut-être vaguement convaincus d'être coupables devant la multiplicité des attaques, un nouveau train de dangereuses vacuités démagogiques et populistes. Pauvres enseignants, trop dévoués, trop "fonctionnarisés", mal défendus d'un parapluie syndical autrefois complice de l'administration, et qui a sa part de responsabilité dans les problèmes actuels.

Pour conclure, j'espère simplement, au vu de la valeur scientifique nulle qu'il lui attribue, que le CD-Rom de Monsieur de Gennes sur la matière molle se retrouvera dans les rayonnages ludiques et non pas éducatifs de nos magasins. Permettez-moi d'avoir quelques doutes à ce sujet ...

Djamal Echikr