Journal d'un prof: l'horreur scolaire

Journal d'un prof: l'horreur scolaire

Après des études scientifiques et littéraires, j’ai décidé d’aller « servir le peuple » (en langage marxisant) ou servir « les plus pauvres » (en langage conciliaire) : j’ai donc opté délibérément pour le ghetto urbain de la région parisienne. Cela a duré plus d’un quart de siècle…

Après une adaptation très difficile (le peuple des «pauvres» ne ressemblant guère aux images d’Epinal véhiculées par les curés rouges ou non), une période de recherches, d’expérimentations fécondes, survinrent plus de dix ans de traversée du désert (1989-2001) avec l’imposition bureaucratique des «8O % au bac» et ses corollaires : plus de redoublement ou presque, passage quasi automatique dans la classe supérieure, absence totale d’obligation de résultats que ce soit pour les «enseignants», les «enseignés» ou le «système». Et la montée exponentielle de la «violence» liée à l’abandon de tout bon sens, de tout réalisme, au scepticisme des professeurs, à l’irréalité organisée dans l’expérience des élèves (et notre établissement n'accueille pas d'élèves très difficiles, ceux-ci allant dans un collège voisin classé ZEP : Zone d'Education Prioritaire).

Mon propos est de tenter une rapide (et sans doute superficielle) typologie des phénomènes «pathologiques» qui nous atteignent dans l’établissement «normal» où j’ai dû muter. «Dû», car j’ai été contraint par mon administration de quitter (d’abandonner ?) le ghetto : «un collège n’est pas une classe prépa», «vous cassez la paix sociale» «monter vos notes de 6 points »,… quand je ne faisais qu’assurer un petit niveau national minimal. Pression qui a entraîné dans son sillage des pressions d’un tout autre type (notamment des menaces de mort… plus liées à la gestion administrative de «l’ambiance» qu’à la «violence» des élèves ; aucun de ceux qui me menaçaient n’étant de mes élèves…) Peu après le 11 septembre, qui entraîna, dans certaines «cités», des pavoisements islamistes de façades, des feux de poubelles et des fêtes au cours des week-ends qui suivirent, nous apprenions ceci : un individu non identifié se promènerait autour du collège avec un bazooka, menaçant les élèves de tout faire sauter… Certains élèves disant «on va tous crever !». D’autres s’absentèrent avec pour justification parentale : «psychose» ou «rumeurs»… la police fut mise au courant.

Ceci pour la politique «étrangère». Voyons la politique «intérieure»

Du racket symbolique à la grégarisation archaïque

L’alarme incendie a dû retentir une vingtaine de fois depuis début septembre. La direction venant de changer, les collègues disent «c’est pire qu’avec la précédente». Or la précédente était critiquée (des lèvres) pour son incompétence notoire… et quasi avouée… ! Cette année (effet du 11 septembre ? réaction à la reprise en mains après une longue période de laisser-aller ?) le rituel d’évacuation se répète… une toute petite minorité d’élèves, voire un individu isolé, jouant d’un dispositif technique simple et à la portée du public, peut ainsi manipuler la grande masse des «usagers»… la naguère dénommée «communauté éducative»… Avec des conséquences graves : banalisation de l’ «alarme» (à force de crier « au loup »…), perturbation systématique des cours, retard pris dans le programme (équivalent d’ une semaine de cours), contrôles perturbés (les contrôles «annoncés» sont particulièrement visés), risques divers liés à des déplacements en foule…
Déjà il devenait difficile de faire comprendre aux élèves nouveaux que «la sonnerie, c’est moi» et qu’on ne range pas ses affaires 5 minutes avant qu’elle ne retentisse pour se lever automatiquement dès le timbre entendu…

La réduction à néant de toute la fonction symbolique de l’enseignement est en bonne voie. L’organisation de la grégarisation archaïque des masses scolaires aussi. Je ne puis «déduire» ou «prouver» logiquement le lien entre ces deux aspects de la situation, mais je le «ressens» très fort et en «pâtit» quotidiennement. Et la souffrance est peut-être une voie de connaissance trop négligée ces temps-ci… Ainsi : quand je me trouvais en présence d’une bagarre en ZEP, il était rare que je fusse contraint de «mettre la main à la pâte». Il suffisait qu’un prof s’approchât du «tas d’élèves», du "baston" ou des «coups de boule» pour que le conflit s’apaisât et que se dispersent les protagonistes…

Aujourd’hui, dans un collège «normal», il faut pratiquement «taper dans le tas» pour avoir gain de cause (expérience personnelle d'une demi douzaine de bagarres dans la cour, en dix jours à la fin octobre ; et, une fois n’est pas coutume, découvrir que l'on est en train de séparer une mère d’élève d’un gosse… ce qui demande d’apporter quelques nuances et modulations au type d’intervention).

J’avais observé cela en ZEP il y a 7 ou 8 ans : un jour, au deuxième étage, derrière ma fenêtre, que je consommais placidement mon sandwich, j’avais vu «la cour déraper» : une masse humaine se mettant instantanément en branle vers le «baston» qui venait de se déclarer …
Mais c’était là un phénomène « spontané ».

paru dans Société Civile N°13
www.ifrap.org/publications