Les agrégés sont des universitaires, c'est pour nous une chose entendue, mais il faudrait que cela se sache davantage. Et pour ce faire, il ne faut pas négliger la matérialisation de cette qualité, en particulier par l'écrit, bon procédé pour l'extérioriser, la faire sortir de la classe, de l'amphithéâtre ou du laboratoire.
Certes, le contact direct avec les élèves ou les étudiants, plus généralement avec l'auditoire, reste une relation indispensable dans la majeure partie des cas, tant compte tenu de ce qu'il s'agit de "faire passer" (je n'ai pas dit "faire rentrer") que de la spécificité du public auquel on s'adresse. Mais si cette relation directe et orale avec un professeur est parfois suffisante (dans une certaine mesure) pour son auditeur du moment, elle ne l'est pas toujours pour le professeur, et d'un double point de vue.
En premier lieu, les aléas des affectations ou de l'organisation du
service ne lui ont pas toujours conféré les matières, les
niveaux et le public qu'il aurait souhaités (c'est même très
souvent le cas, surtout quand il est principalement motivé par sa discipline,
ce qu'un sondage révèle comme préoccupation majoritaire
chez les agrégés).
Avoir une salle pleine s'intéressant
à votre discipline, dont tous les auditeurs ont les moyens de vous comprendre,
n'est-ce pas une pure utopie ? Même lorsque c'est un prix Nobel m'as-tu-vu
ou un écrivain célèbre qui vient faire la leçon
(et pas toujours qu'aux élèves ou étudiants), croyez-vous
que ce soit la matière et le professeur en tant que tels qui constituent
la motivation principale de l'auditoire, surtout lorsque celui-ci est très
jeune et n'est scolarisé que par obligation (légale ou "alimentaire"),
ou l'attrait médiatique du "personnage" et l'occasion de brocarder
ce pauvre professeur plein de craie enfin "remis à sa place"
?
Un ouvrage, un article, pour peu qu'ils soient correctement diffusés, sont l'occasion de s'adresser à un public qui vous lit par goût, sans obligation et à son rythme. Et ce public est a priori très large, pas nécessairement par le nombre de lecteurs, mais par la variété des personnes susceptibles de s'intéresser à vos écrits (étudiants, collègues, chercheurs, érudits divers). Et quelle satisfaction d'être lu, travaillé, cité, voire félicité, par quelqu'un qui n'y est pas obligé, surtout quand l'exercice quotidien de la profession est très difficile et peu satisfaisant sur le plan intellectuel, ce qui arrive encore trop souvent.
A côté de cet épanouissement qui procure un certain bien-être, de cette satisfaction qui permet d'éviter une certaine mésestime de soi, quand les conditions de travail sont ingrates, il nous faut à présent évoquer un autre aspect, celui des rapports qu'entretient le professeur agrégé avec ses collègues ou avec l'opinion publique (s'exprimant par elle-même ou fabriquée par des professionnels du conditionnement idéologique, peu importe ici).
Pour certaines personnes, l'agrégé en collège et en lycée
n'est que celui qui fait moins d'heures et qui est mieux payé que ses
collègues.
Et que disent ceux qui érigent en modèle du
genre l'enseignant-chercheur publiant et communiquant tous azimuts (quoi ? Peu
importe, "publish or perish") : qu'un jeune universitaire n'existe
et n'est promu que par ses publications, par sa "recherche" ainsi
matérialisée. Et donc qu'un agrégé, ne faisant pas
de recherche, n'est pas un universitaire.
Par ailleurs, les professeurs d'université,
en vertu de leur statut, ont une "vocation prioritaire à dispenser
les cours magistraux [et] à diriger les enseignements", alors même
que les mérites (vrais ou fictifs, suivant les cas) qui leur ont valu
leur accès à ce grade n'incluent jamais l'examen des capacités
à exercer correctement cette vocation.
Reste la priorité, c'est-à-dire la prérogative administrative, et il faut bien faire avec. Un professeur agrégé disputant un cours à un professeur d'université nouvellement nommé s'est même entendu dire par celui-ci : "c'est exact, tu es plus compétent que moi pour faire ce cours, mais maintenant je suis professeur, il me faut des cours magistraux". Dans une matière comme la compétence à enseigner et à coordonner les enseignements, la logique a ses raisons que l'administration entend ignorer (en fait, elle donne de mauvais prétextes, mais c'est tout un).
Au reste, dans le meilleur des cas (celui ou les deux sont compétents,
voire, ô cruel dilemme, quand les deux concurrents sont deux Phénix,
entendez deux professeurs d'université), il faut bien trancher.
Dans
le second degré, le professeur agrégé naïf pourrait
croire que semblable logique pourrait le favoriser, et que les enseignements
de spécialité dans les classes de plus haut niveau lui sont par
nature réservés. Que nenni ! Par miracle, la règle contestable
qui s'appliquait là ne s'applique pas ici, car voilà qu'elle aurait
une véritable justification, ce qui serait proprement intolérable
!
Si le professeur agrégé ne peut bien souvent que constater (et
déplorer) l'état de fait, doit-il en rester là ?
On peut
être conscient de sa capacité à écrire un ouvrage
ou un article de qualité, mais tout en restant agrégé (c'est-à-dire
s'être vu reconnaître cette capacité) on peut perdre cette
conscience, comme on finit par perdre l'usage d'un membre qui ne sert plus :
la faculté s'entretient par l'usage. Par ailleurs, le déni de
justice dont le professeur agrégé est parfois victime, que ce
soit dans le secondaire ou le supérieur, a une conséquence parfaitement
insidieuse, que j'illustrerai d'abord par trois anecdotes.
Lorsque j'ai commencé à enseigner, c'était dans un lycée, et le proviseur me confia deux classes de seconde très faibles ; à la fin de l'année scolaire, un élève très gentil et très intéressé par la physique, me dit d'un air candide : "mais vous qui êtes si fort, pourquoi n'avez vous pas fait Math Sup ?" Lui ayant répondu que j'avais fait MathSup, il n'attendit pas la fin de ma réponse et, plein de compassion, conclut : "ah, et vous avez raté, et c'est pourquoi vous êtes là avec nous !"
Dans la même veine, mais frisant la caricature (c'est pourtant vrai), des élèves d'un collège de Seine Saint-Denis très difficile croyaient que le professeur avait dû commettre un crime à expier pour se retrouver devant eux.
Enfin, dans une université, des étudiants s'adressaient à
l'un de mes collègues agrégés auquel on n'avait confié
que des travaux pratiques "bas de gamme" (mais vraiment nécessaires
aux étudiants il est vrai). D'abord poussé par un élan
spontané à questionner le professeur agrégé de physique
sympathique sur un point théorique, l'étudiant s'interrompit pour
dire "vous n'allez pas savoir, c'est relatif aux équations de Maxwell".
En effet, compte tenu des enseignements qui lui avaient été confiés,
jamais le professeur agrégé en question n'avait eu à exposer
une théorie, ni même à pouvoir laisser entendre qu'il la
maîtrisait.
Ainsi, bien souvent, la considération attachée à l'enseignant
est fortement liée à celle de l'établissement d'exercice
ou de l'enseignement dispensé, car comme Pangloss, la majeure partie
des étudiants n'a pas l'idée de penser qu'un enseignant pourrait
ne pas être à sa place ou, pour mieux dire, qu'il pourrait en occuper
une beaucoup plus exigeante quant à la maîtrise de la discipline
: s'il est là il doit bien y avoir une raison !
Or trop souvent, le professeur
agrégé n'est pas à la place que ses talent et mérite
auraient dû lui conférer, même compte tenu des nécessaires
compromis pour prendre en compte les vœux des différents professeurs.
Aussi bien pour lui-même que pour une meilleure reconnaissance de l'ensemble
du corps auquel il appartient, il importe que le talent du professeur agrégé
ne reste pas méconnu.
Et l'ouvrage, l'article de fond, peuvent grandement
y contribuer. Sans bannir le livre "alimentaire", de pur bachotage
par exemple, qui est un mal nécessaire (à tout prendre, il n'y
a pas lieu de condamner celui qui s'y adonne, car il y aura toujours des clients,
et donc des auteurs candidats à cette "littérature",
comme il y en a pour des revues à scandales), notre propos vise évidemment
des ouvrages de fond, où le talent du professeur agrégé
ne s'exerce pas seulement par sa rapidité, et où l'agrégation
n'est pas une simple caution comme peut l'être celle d'un IPR dans un
manuel du secondaire.
L'écriture d'un article, a fortiori d'un ouvrage volumineux, représente un gros travail, avec de multiples contraintes, qu'elles résultent des termes du contrat (délais, forme) ou de la façon de travailler avec un éditeur. Le niveau à respecter, le nombre de pages, le format de la collection (ratio cours et exercices, présentation), les lubies du directeur de collection, sont tour à tour des freins et des aiguillons très puissants. Les corrections et mises au point prennent beaucoup de temps. En bref, conflits, fatigue, dépense immodérée de temps et d'argent sont l'apanage de l'écriture d'un ouvrage, et les rentrées financières sont le plus souvent modestes, surtout lorsque le public visé est, par nature, bien restreint, que ce soit à cause du niveau d'exposition ou des exigences affichées (il est plus facile d'attirer le chaland en lui disant qu'il va se faire des muscles d'acier ou apprendre le chinois sans effort que de lui faire prendre conscience qu'il va falloir peiner et réfléchir).
Cependant, tout ceci a toujours existé pour les auteurs, et même en pire. Car maintenant, nous disposons d'outils logiciel et matériel (traitements de textes, logiciels de calcul et de dessin, scanners et appareils photos numériques, transmission par fax ou par Internet) qui permettent une élaboration très autonome de l'ouvrage (ou de l'article). Il en est bien sûr résulté une moindre implication et une moindre assistance de l'éditeur (certaines maisons d'édition ont même carrément supprimé ce poste, et se contentent de faire lire le manuscrit à quelques extérieurs), au risque de ne pas voir corrigées certaines imperfections, mais globalement ces techniques offrent plus de possibilité et de liberté à l'auteur.
Une fois réalisé, matérialisé et distribué, c'est enfin une grande satisfaction, quand il correspond à ce qu'on veut, bien entendu. Par ailleurs, une pareille trace fait de vous un professeur de la discipline, quand bien même vous ne l'enseigneriez plus (ce qui est mon cas), et vous évite cette déconsidération imméritée qui peut être le résultat de la répartition administrative des tâches. Et quand on est privé de cours magistraux par la loi et par l'administration, quoi de plus magistral qu'un ouvrage de référence ?
Le professeur agrégé a besoin d'exister par lui-même dans
le monde universitaire et en dehors de son établissement (et tous les
autres professeurs compétents dans leur discipline sont dans le même
cas).
Noté par le chef d'établissement, affecté pédagogiquement
par lui, menacé d'enrôlement par la secte des gourous du psycho-pédagogisme
et du collectivisme scolaire, demain par le mercantilisme triomphant, il faut
absolument qu'il ne soit pas réduit à un instrument.
A la promenade
forcée sur les bancs des professeurs en sciences de l'éducation,
à l'exécution de la tâche affectée par le chef d'établissement
dans le cadre d'un contrat conclu avec un éditeur de logiciels, "ouvertures"
imposées, je préfère une ouverture volontaire et personnelle.
Elle est certes menacée par la disparition des petits éditeurs
et le regroupement des grands, qui vont peut-être nécessiter des
tickets d'entrée, tout comme il en faut un aujourd'hui pour pouvoir écrire
dans le journal "Le Monde".
Mais si les professeurs agrégés
eux-mêmes ne s'envisagent que comme des subordonnés, comme de simples
exécutants, s'ils ne se défendent pas, s'ils laissent taire, voire
dissimuler leurs mérites, combien de temps encore conserveront-ils les
attributs universitaires de leur agrégation ?