Fantôme en colère

Fantôme en colère

Par Marie Labat
Co-auteur de Changer l'école, c'est notre affaire, éd. De Guibert, Paris

Je viens de vivre une bien étrange aventure. Ce soir-lâ, épuisée et stressée par la journée banalisée qui m'avait été imposée aux fins de mettre en place dans mon collège dès la prochaine rentrée les "itinéraires de découverte", je m'étais endormie très tôt... Mais je n'eus pas le temps de rejoindre le royaume des songes. Un homme me secouait par l'épaule. Je me redressai aussitôt. Il était pâle et portait perruque, un peu de travers d'ailleurs, une perruque poudrée et joliment bouclée. Il venait me demander des comptes m'affirma-t-il d'un ton sévère adouci heureusement par un langage assez précieux. Il voulait savoir où en étaient les "progrès de l'esprit humain" et si nous avions enfin mis en place l'instruction publique dont il avait tant rêvé avant de s'empoisonner dans sa prison. C'est cette allusion qui me fit comprendre que je me trouvais en la présence de monsieur le marquis de Condorcet.

A la fois émue et un peu apeurée je dois bien l'avouer, j'essayai de noyer le poisson en le remerciant pour le respect qu'il avait su montrer envers les femmes, aussi aptes que les hommes, selon lui, â accéder â la connaissance. Si j'avais eu la chance de poursuivre des études, ne le lui devais-je pas un peu ?

Je lui annonçai donc la bonne nouvelle : depuis maintenant un siècle, filles et garçons accédaient en France â l'école, sans considération de rang et de fortune. Il sourit, ce qui m'encouragea. Je poursuivis donc dans la même veine. Nous avions connu des déboires certes mais, d'une République â l'autre, nous semblions bien partis dans la voie de la démocratie. Il sourit encore. Je pris de l'assurance. En 1989, une loi nationale avait entériné le droit pour chaque enfant de France de passer un minimum de 9 ans sur les bancs de l'école de la République. Je crus alors avoir échappé â la colère du fantôme. Complètement satisfait, il se leva, en effet, pour prendre congé, non sans s'être, avec beaucoup de civilités, excusé d'avoir ainsi troublé mon sommeil. Mais il se ravisa : "une question encore, madame... pour mon plaisir... Révélez-moi le nom de celui qui préside en ces temps aux destinées de l'instruction publique."

Je sus alors que j'allais devoir dire la vérité.

"Il s'appelle Jack Lang, et il dirige, non l'instruction publique mais l'Education Nationale. Et, non, je ne peux vous mentir plus longtemps. Notre ministère de l'instruction a été rebaptisé ministère de l'Education depuis déjâ longtemps. Et tout ne va pas si bien que j'ai voulu vous le faire accroire. Cette loi de 1989 n'est en rien fidèle â l'esprit de 1789 que vous avez connu et si elle célèbre le bicentenaire des belles idées que vous avez défendues jusqu'â la mort, c'est pour mieux les bafouer."

Il se rassit â mon chevet, sourcils froncés, et, d'un geste de la main, m'invita â poursuivre :

"Tout le monde, dans notre République, se réclame de vous, monsieur, y compris et surtout ceux qui ont la charge du gouvernement. Ils tiennent un discours généreux, affirmant le droit de tous les enfants de France â aller â l'école. Et il est vrai, que tous, enfants de paysans, d'ouvriers, d 'employés, de chômeurs, de bourgeois s'y côtoient. Mais ils ont, dans leur loi, supprimé officiellement la finalité de l'école, celle â laquelle vous teniez tant : l'égal accès pour tous â une instruction libératrice, seule voie vers un réel progrès de l'humanité. L'avant dernier ministre, devant la résistance des professeurs â cette entreprise de destruction, nous a agoni d'injures. J'ai cru alors un moment que les professeurs, unis dans des coordinations, réussiraient â se faire entendre dans leur défense d'un enseignement de haut niveau pour tous, seul façon d'être fidèle aux idéaux de la République. Mais nous avons des syndicats. Et les plus puissants d'entre eux font cause commune avec le gouvernement qui les en remercie en leur allouant de fortes sommes, en échange de leur allégeance. Ces syndicats ont détourné notre lutte de son objectif. Ils ont fait mine de croire que la démission du ministre suffirait, alors que nous refusions sa politique. Nous avons "obtenu" cette démission et nous sommes hélas, alors, retombés dans notre léthargie. Et le nouveau ministre, fort courtois, a poursuivi avec cynisme la démolition. Il veut que nos élèves fassent de petites activités, éclatées, qu'ils s'amusent â être des citoyens avant l'heure, tout en les empêchant d'acquérir les outils qui leur permettraient, une fois adultes, d'exercer leurs capacités de discernement et de porter un regard critique sur ceux qui les gouverneront.

Monsieur de Condorcet me jeta un regard un peu soupçonneux :

"tout de même, ils ne leur refusent pas le savoir de leur langue, la découverte de la belle écriture?"

"Mais si, justement, monsieur. Nous en sommes lâ. Depuis, 1974, les petits écoliers sont confrontés â une méthode d'apprentissage de la lecture qui les plonge en plein désarroi. Nous appelons cela "la méthode semi-globale". Ils découvrent d'abord les mots, puis les sons et les lettres. "

Il éclata de rire, ce qui me fit sursauter.

"Vous inventez, madame. Le maître des imbéciles lui-même ne peut ignorer que notre écriture est le résultat de l'assemblage entre elles des lettres de notre alphabet !"

Vexée, je m'échauffais.

"Mais justement, monsieur, il se passe dans notre République la plus terrible des choses : ce sont les Diafoirus que Molière a si joliment ridiculisés qui ont pris le pouvoir dans l'école. Ils se sont auto-proclamés "pédagogues" nous ravalant, nous les vrais pédagogues, au rang de vils exécutants des pires de leurs folies. Et cette méthode de lecture en est une. Et il y a pis encore. A mesure que leur stupidité arrogante et pontifiante provoquait le gonflement du nombre des enfants sortant illettrés de nombreuses années passées sur les bancs de l'école, loin d'en demander pardon et de revenir â la raison, ils nous ont accusés de traumatiser les enfants et de trop exiger d'eux, et ils ont sans cesse diminué le niveau de connaissances dispensées â l'école. Tout récemment, ils viennent d'interdire â nos instituteurs, qu'ils ont rebaptisés professeurs pour mieux vider la substance de leur enseignement... ils viennent donc d'interdire â ces instituteurs de faire pratiquer par les jeunes enfants le calcul de la division tandis que la découverte des finesses de notre langue était depuis longtemps jetée aux oubliettes."

"Mais comment donc, dans ce cas, pouvez vous espérer que ces enfants, devenus adultes usent de leur libertés s'ils ne peuvent ni s'exprimer ni écrire ?"

"Mais nul ne l'espère monsieur ! Je crois plutôt qu'ils ne veulent de cela en aucun cas. Ils veulent réserver le savoir â ceux qui pourront se l'offrir."

En un geste rageur, le marquis arracha sa perruque et la jeta sur mon lit.

"Non, cela ne peut être. Vous vous devez madame, ainsi que vos pairs, de lancer sur le champ un vaste mouvement de refus !"

"Cela n'est pas si simple monsieur. Voyez, ce jeudi qui vient, ces syndicats dont je vous parlais, nous appellent â la grève. Et nombre d'entre nous, naïfs ou inconscients, ou encore acquis aux nouvelles aspirations de l'école, vont faire cette grève qui est en fait un blanc seing pour la destruction définitive du droit de tous â l'instruction. La réduction du temps de travail est en effet â l'ordre du jour... oui, monsieur... pour de nombreuses raisons que je ne vous exposerai pas dans l'instant, et cette réduction est prétexte â réclamer un aménagement de notre métier. Et les professeurs, aveugles, vont faire cette grève, croyant, parfois de bonne foi, défendre leur métier, alors qu'au nom de cet aménagement, c'est leur enseignement qui est visé puisque l'on veut supprimer des heures de cours et les remplacer par ce qu'ils appellent "travailler autrement".*

"Etes-vous donc si seule ?"

"Non monsieur, je ne suis pas seule. Gardez - donc espoir. Il existe aussi des syndicats indépendants qui se battent."

"quels sont les noms de ces organisations ? Se nomment-elles liberté ? Egalité ?"

"Euh... pas exactement, juste le SNALC, ou FO ou le SAGES ou encore des petits groupes de réflexion comme "Reconstruire l'école" ou "Sauver les lettres". Je sais, ces appellations doivent vous sembler un peu barbares. Mais au fond de leur cœur, ce sont les mêmes valeurs qui les vôtres que leurs adhérents défendent: la liberté, l'égalité, la fraternité... la République."

"Alors, rien n'a changé. Il faut toujours se battre. Je reviendrai vous voir, et vous me rendrez compte, madame."

A mon réveil, je crus d'abord que ce n'était qu'un rêve, ce qui me soulagea fort. Car comment réussir ce vaste mouvement de protestation, comment sauver l'école et contenter ainsi le grand homme ?

Et puis, j'ai vu la perruque sur le lit. Il va revenir ! Qu'aurai-je alors â lui dire ?

Marie Labat


* travailler autrement : activités remplaçant les heures de cours face aux classes. Ces activités type TPE, ECJS, Itinéraires de découverte, laissant les élèves "construire seuls leur savoir". Le danger est l'annualisation du temps de travail outre la bêtification toujours plus poussée des élèves.