Cet article est paru en 1991 (l'Éducateur, n° 3, mai 1991, pp. 31-33), mais
il nous semble toujours d'actualité. Il traite , a priori, du syndicalisme
enseignant en Suisse, mais il nous paraît devoir intéresser le
syndicalisme en général.
Son auteur, Philippe Perrenoud, est professeur à la Faculté de psychologie
et des sciences de l’éducation Université de Genève.
Dans la mesure où les enseignants sont des salariés comme les autres, leurs syndicats sont des syndicats comme les autres, des associations classiques de défense des professionnels face aux employeurs et aux usagers, des instruments de négociation des conditions de travail, des salaires, des qualifications, de l’emploi, des règles régissant les vacances, le statut, la carrière, la formation continue, la retraite, la solidarité sociale, etc. Certes, d’une profession à l’autre, selon le niveau de formation, la sécurité de l’emploi, le statut privé ou public, les enjeux ne sont pas les mêmes, mais on reste dans la logique de l’affrontement ou de la concertation entre salariés et employeurs, ou entre professionnels de diverses branches. Les problèmes du syndicalisme sont alors universels : dans les moments de crise, chacun attend des permanents qu’ils défendent efficacement des intérêts de la base. Lorsque la situation se détend, chacun revient à une adhésion lointaine et peu active à la politique de l’organisation. On ne lit guère la presse syndicale, on laisse les militants se démener dans une certaine solitude - “ puisqu’ils aiment ça ! ” -, on se promet d’assister à l’assemblée “ la prochaine fois ”. Ce sont les paradoxes de l’action collective : les salariés sont toujours prêts à s’indigner, voire à se mobiliser lorsqu’on attaque visiblement leurs intérêts, mais tout se passe comme si, entre les moments chauds, il n’y avait rien à faire. Que ceux qui se dévouent sans compter dans les comités soient parfois amers, qu’ils vivent mal l’ingratitude et l’incohérence d’une partie de leurs troupes, on peut aisément le comprendre. Comme on peut comprendre la tentation paresseuse de tous ceux pour lesquels “ la vie est ailleurs ”, qui n’ont ni les clés ni l’énergie pour comprendre véritablement les dossiers et ne se mobilisent que lorsqu’il y a péril en leur demeure.
Un syndicalisme pas comme les autres
Le syndicalisme enseignant n’est pas toujours, cependant, un syndicalisme comme les autres. Même dans le secteur privé le plus mercantile, l’éducation n’est pas un business banal, on prétend concilier profit et humanisme. Quant à l’école publique, elle ne répond pas à une demande solvable sur un marché, elle applique une loi censée répondre à un besoin fondamental de la société et des individus : préparer les générations nouvelles à s’insérer dans le système tout en contribuant à l’épanouissement de chacun… L’État n’est pas un patron comme un autre, il impose parfois une réserve ou des sacrifices qu’on ne saurait demander à une profession moins orientée vers le service public. Dans l’enseignement public, les dirigeants sont des élus ou des fonctionnaires, il n’y a aucun profit, on travaille pour le bien public ou pour celui des élèves. On demande volontiers aux enseignants de limiter la défense de leurs intérêts corporatifs : ainsi, le temps de travail des maîtres ne peut-il être réduit ou aménagé, comme dans d’autres secteurs, dans la pure perspective d’acquis sociaux progressifs ; il faut tenir compte des programmes, des rythmes des élèves et des familles.
Trois risques
Aujourd’hui, toute multinationale un peu moderne rêve de rendre le dernier de ses salariés responsable du succès de l’entreprise. Mais ce n’est qu’une technique de gestion. Dans l’enseignement, une partie des salariés, sans se sentir manipulés ou floués par une habile rhétorique patronale, ne se bornent pas à défendre leur statut personnel. Ils peuvent choisir de lutter pour des idées et des causes qui les dépassent : pour une plus grande ouverture sur la vie, des programmes plus modernes ou adaptés ; contre l’échec scolaire et les discriminations raciales ; pour un dialogue avec la famille, des structures plus souples, une évaluation plus formative ; pour une meilleure formation des professionnels.
Sur chacun de ces points, les organisations syndicales d’enseignants sont dans une position difficile, parce qu’elles s’écartent des modèles les plus classiques de la négociation entre partenaires sociaux, courant le risque d’apparaître comme des “ syndicats-maisons ”, trop impliqués dans la gestion du système scolaire pour défendre vraiment, en même temps, les intérêts des salariés.
Ce risque prend de l’importance lorsqu’il s’agit de travailler avec des syndicats
plus “ purs et durs ”, dans un conflit plus global comme celui qui a opposé
à Genève l’ensemble des organisations de la fonction publique au Conseil d’État.
En temps ordinaire, lorsque les enjeux sont propres à l’éducation, et même à
un ordre d’enseignement particulier, les risques sont d’un autre ordre.
J’en vois trois qui sont permanents et importants :
- le risque de ne plus savoir ce qui est juste ;
- le risque de s’engluer dans la complexité des dossiers ;
- le risque de travailler contre une fraction de la base.
Ne plus savoir ce qui est juste
Lorsqu’on défend les intérêts d’une seule catégorie d’acteurs, tout n’est pas simple. Mais les incertitudes sont avant tout tactiques : jusqu’où revendiquer, par quels détours, avec quelles positions de repli, quelles alliances ? Lorsqu’on traite les autres points de vue non comme des faits contraignants à prendre en compte, mais comme des représentations partiellement fondées, qui ébranlent les certitudes propres, on se trouve confronté à des questions sur le fond : qui a raison ? qui doit supporter les contradictions et les limites du système ? où est la justice ?
C’est ainsi qu’à propos de la collaboration entre les familles et l’école, la position syndicale pure et dure est assez simple : aux parents de défendre leurs intérêts, aux enseignants de marquer les limites de la participation et du pouvoir des parents, de leur présence dans la classe ou l’enceinte scolaire, de leur droit de regard sur le travail des professionnels. On aura alors, par exemple, un bras de fer opposant les parents, désireux d’imposer une réunion par an, et les enseignants, refusant le principe d’une obligation. Si les syndicats d’enseignants, au nom d’une politique de l’éducation dépassant le strict intérêt de leurs membres, pensent aux parents immigrés, défavorisés, démunis, s’ils prennent en compte la nécessité d’une collaboration à propos des devoirs, de l’évaluation, de l’orientation, de la lutte contre l’échec, ils s’interdisent de refuser les réunion de parents simplement parce qu’une majorité de leurs membres n’en veulent pas. Aux intérêts corporatifs s’opposent d’autres valeurs, plus universelles ou altruistes.
S’engluer dans la complexité des dossiers
L’école est aujourd’hui une organisation complexe, avec des niveaux hiérarchiques qui se multiplient, une division du travail accrue, une participation plus étendue des personnels, des parents, des élèves. Ses transformations s’accélèrent au gré des évolutions de la société aussi bien que des dynamiques réformistes internes. Les budgets sont importants, les établissements secondaires comptent des dizaines, voire des centaines de professeurs et des centaines d’élèves. Quant aux dossiers, ils sont toujours plus nombreux. Aux plus anciens - laïcité, modernisation des programmes, formation des maîtres, évaluation, horaire scolaire, moyens d’enseignement -, qui connaissent parfois une nouvelle jeunesse s’en sont ajoutés d’autres, moins traditionnels : enfants migrants et non scolarisés, lutte contre l’échec scolaire, demandeurs d’asile, participation des parents, gestion des établissements, équipes pédagogiques, santé mentale, émergence d’un corps de spécialistes, mobilité entre régions et pays européens, droits de l’enfant, etc. Dans tous ces domaines, rien n’est simple. Le temps est révolu où quelques idées de bon sens permettaient d’y voir clair et d’atteindre, sinon à un consensus, du moins à une décision légitime de l’autorité.
La concertation entre syndicats et autorités scolaires ne peut plus alors prendre la forme d’un affrontement épisodique sur quelques problèmes majeurs. Pour avancer sur l’allégement des programmes, l’interdisciplinarité, le décloisonnement des degrés, la décentralisation ou l’évaluation formative, par exemple, il faut travailler ensemble, poser les problèmes et chercher les solutions plutôt que de chercher simplement un compromis entre des intérêts bien définis. Le meilleur signe est que, dans de nombreux dossiers, les acteurs ne savent plus très bien, au départ, où sont leurs intérêts, tant la situation est complexe, tant les effets pervers de toute décision peuvent en changer le sens. On observe donc souvent un certain flottement, des divisions au sein de chaque camp.
Lorsque les positions se précisent, on retrouve éventuellement (avec soulagement ?) les clivages traditionnels, mais parfois on compose des “ majorités d’idées ”, des alliances ponctuelles inattendues. Un tel fonctionnement amène les acteurs (représentants de l’autorité scolaire, spécialistes aussi bien que permanents et militants des organisations syndicales) à investir beaucoup d’énergie dans la résolution commune des problèmes. Plutôt que de chercher d’abord à l’emporter dans un rapport de force, ils construisent ensemble une représentation des problèmes et des solutions. Cela n’exclut pas les désaccords et les conflits. Mais ces derniers se posent à un niveau d’élaboration conceptuelle qui rend difficile le “ retour à la base ”. Le syndicat se trouve engagé dans une concertation continue avec une forte composante technique, les partenaires sociaux se muant en experts. La coupure s’opère entre ceux qui ont travaillé un dossier et les autres, plus qu’entre positions opposées dans les rapports salariaux. Ce n’est pas nécessairement la participation ou la “ cogestion ”, mais le sens de l’action syndicale s’en trouve profondément changé.
Le risque de travailler contre une fraction de la base
S’engager sur des thèmes de politique de l’éducation, c’est, qu’on le veuille ou non “ faire de la politique ”. C’est prendre parti sur des questions qui ne font pas l’unanimité au sein du corps enseignant, parce qu’elles en appellent à des valeurs idéologiques, esthétiques, culturelle, morales davantage qu’à la qualification professionnelle. Sur l’immigration, le contenu des programmes, l’importance de la grammaire, la sélection, le partage des tâches avec la famille, comment les enseignants pourraient-ils être tous d’accord ?
Les syndicats les moins marqués par des affiliations politiques s’interdisent généralement de prendre parti lors des élections et modèrent leur soutien à des causes politiques sans rapport avec l’éducation. Sur les droits de l’homme, le Tiers Monde, la démocratie, ils sortent parfois de leur réserve, au nom de valeurs fondamentales. Mais avoir un avis dans tous les compartiments de la politique de l’éducation, c’est aller bien au-delà d’un prudent humanisme. C’est s’engager sur une conception de la culture, du droit à la différence, de la démocratisation, du contrôle des conduites, etc.
La profession enseignante appartient aux nouvelles classes moyennes, et se trouve donc traversée par les mêmes contradictions : goût pour l’individualisme, mais valorisation de la solidarité ; appartenance aux couches favorisées, mais formation qui rend sensible aux inégalités. Faut-il voter à gauche pour des idées ou à droite par intérêt ? Tel est le dilemme.
Aussi longtemps que le syndicat défend les intérêts statutaires et corporatifs de la majorité de ses membres, on peut mettre en parenthèses leur diversité idéologique. Ce n’est plus possible en matière de politique de l’éducation. Une fraction des enseignants étaient ou sont encore contre la coordination scolaire, contre la création d’un Cycle d’Orientation, contre le soutien pédagogique, contre la mathématique moderne, contre le renouveau de l’enseignement du français, contre la participation des parents. Or leurs associations ont souvent pris des positions très novatrices à l’échelle de la Suisse romande ou des cantons. Les conservateurs ne se sont pas toujours manifestés, parce qu’ils ne participent guère à la vie syndicale, n’attendent pas grand chose de leur association ou n’ont pas le courage de leurs opinions. Il reste que les positions des associations romandes d’enseignants paraissent, dans de nombreux domaines, plus inspirées par le souci de changer l’école que de défendre des intérêts corporatifs. Cela ne va pas sans inconfort.
Une fière chandelle
À quoi servent les syndicats d’enseignants ? Du fait de leur double nature, la question ne s’adresse pas uniquement à leurs membres. Car tous ceux qui contribuent à faire fonctionner et évoluer le système scolaire sont dépendants des attitudes des autres acteurs.
Là où les syndicats sont fortement engagées dans la concertation sur des dossiers complexes et travaillent à la réussite de la coordination romande et des rénovations, ils prennent des risques et investissent une immense énergie. Je crois qu’à terme, c’est un choix bénéfique pour la majorité des enseignants et pour le système. Parce que l’État et l’école modernes ne peuvent être qu’exceptionnellement gérés au gré d’affrontements simplistes. La complexité, le pluralisme ne sont pas des inventions perverses de l’autorité, à seule fin d’impliquer les syndicats dans le marécage des compromis et des demi-mesures. Pour paraphraser une formule connue, la gestion de l’école est trop importante pour qu’on la confie aux seuls gestionnaires patentés. C’est l’affaire de tous, grâce à diverses structures, dont le dialogue avec les associations syndicales dans tous les domaines.
Dans cette perspective, on ne peut passer sous silence la disparité des situations en Suisse romande, selon les cantons et les ordres d’enseignement. Sans dresser un palmarès, on peut signaler que le dialogue et la concertation ne s’élèvent, ici ou là, guère au dessus du degré zéro, alors qu’ailleurs l’association est devenue un acteur déterminant dans le fonctionnement et les transformations du système, qui lui doit une fière chandelle !
Avec ce constat banal : plus on donne aux salariés de prise sur les décisions, plus ils y participent de manière constructive et responsable. La démagogie et la légèreté sont les filles de la marginalisation et du mépris. Pas sûr que l’autorité scolaire l’ait partout bien compris…