Enjeux de la destruction de l'école républicaine

Les enjeux de la destruction de l'école républiciane

Conférence donnée à Marseille le 19 mars 2002, lors du VIème Congrès du SAGES, par Robert REDEKER



Insistons sur quelques aspects des réformes en cours dans l'Education Nationale - ou plutôt de la grande Contre-Réforme (contre-républicaine et aussi contre-démocratique que farouchement démagogique - la démagogie consistant àà laisser la masse demeurer la masse) que les autorités gouvernementales (sous les responsabilités successives récentes) s'acharnent àà mettre en place, afin de faire ressortir leurs enjeux radicaux.

1. La fin des instituteurs et la destruction de l'Ecole.

Pour des raisons que l'on comprendra, les vocables de maître, de professeur et d'instituteur sont bien préférables àà celui d'enseignant - qu'on emploiera cependant, mais par défaut. L'enseignant - sur le modèle du pédagogue-esclave dans l'Antiquité - montre, telle une enseigne, ce qui existe dans la société ; c'est pourquoi le mot d' "enseignant" est un terme qui plaît tant àà tous ceux qui (médias, journalistes, sociologues en livrée, ministres, inspecteurs, proviseurs, parents d'élèves) souhaitent la mort de l'école républicaine. Le terme d' "enseignant" déspécifie le contenu du métier d'instituteur (comme il déspécifie celui de professeur). L'oeuvre de l'instituteur est pourtant toute différente de celle de l'enseignant : il institue, il met debout, il fait grandir dans l'enfant ce que celui-ci ne trouvera pas dans la société, il le fait grandir àà partir de forces qui ne sont pas celles de la société.

Cette destruction de l'instituteur doit être comprise dans le cadre plus large de l'euthanasie des maîtres. Dans l'école qui s'édifie sous nos yeux, les maîtres seront empêchés (sont de plus en plus empêchés) d'être des maîtres - c'est-àà-dire également des étudiants. Or, c'est ce rapport àà ce qu'il étudie, àà cette étude dans laquelle il habite, qui institue le maître en tant que maître, qui fait de lui un humain exemplaire, un certain exemple d'humanité, un exemple pour les élèves autant qu'un exemple pour la cité. Ce n'est pas àà l'enfant d'être placé au centre de la relation scolaire ; le centre est dans le lien entre le maître et ce qu'il étudie - le lien entre le maître et le savoir est beaucoup plus essentiel àà l'école que le lien entre le maître et l'élève. Tout montre qu'on ne veut plus de maître-étudiant, de maître lié au savoir, de maître ayant un lien continu àà la chose étudiée ; au contraire, on veut des moniteurs multitâches, montrant (enseignant) aux élèves la société, ayant un rapport aux enfants (le puérocentrisme figurant le pivot de toutes les dernières réformes scolaires) et ayant un lien de vassalité àà la société. Craignons que l'emploi-jeune (l'aide-éducateur) ne devienne sous peu le paradigme de l'enseignement, le modèle montré àà l'enseignant - tout enseignant étant voué àà plus ou moins long terme àà se transformer en un emploi-jeune ! Qu'est-ce qui existe au-dessus du maître - instituteur, professeur - pour lui montrer, lui enseigner, ce qu'il doit être ? Réponse : l'emploi-jeune, l'aide-éducateur ! L'emploi-jeune : l'esquisse de ce que les ministères et les médias souhaitent en guise de maîtres.

L'exemplaire ne sera plus désormais - si cette contre-réforme de l'école aboutit - le maître dans son rapport étudiant au savoir (su et incertain àà la fois); pour les autorités ministérielles et les médias, l'exemplaire, le modèle humain ce sera le consommateur, le sondé, l'électeur, le sportif, le publicitaire, le "Jeune" (de préférence de banlieue), l'animateur culturel, la vedette médiatique, le journaliste, l'intervenant extérieur, l'emploi-jeune aide-éducateur, le parent d'élève, le locuteur natif, l'occitanophone, bref tout, bref chacun, sauf le maître. Tout ce qui a un rapport àà la société extrascolaire, àà ce qui se fait dans la société, àà ce qui se voit àà la télévision, devient dans la démarche officielle, du Ministre descendant aux proviseurs, valeur, àà l'exclusion du maître dans la mesure où celui-ci conserve un rapport rigoureux, austère, àà ce qu'il enseigne (àà ce qu'il sait, àà ce qu'il étudie, àà ce qu'il ne sait pas, àà ce qu'il cherche). Les pouvoirs de l'heure présente n'ont qu'un rêve : réduire le maître au rôle paratélévisuel de "chef d'orchestre".

Le "Chef d'orchestre", voilàà le tombeau des instituteurs. "Chef d'orchestre" ? On ne saurait trouver formule plus tonitruante pour annoncer que le maître n'aura plus rien àà enseigner (au sens de ce verbe dont le contenu, mais non l'usage, est en passe de sombrer dans la caducité), qu'il aura àà animer, àà montrer ce que les autres font dans la société. La classe deviendra un orchestre d'intervenants divers (de solistes) devant les enfants. La tâche proposée au maître ne sera plus l'enseignement, ce sera d'harmoniser la cacophonie des intervenants extérieurs. De changer la cacophonie en harmonie. Cette transformation du maître en un chef d'orchestre se traduira inévitablement dans les écoles par une marginalisation du maître, qui sera soumis aux pressions de tous. La laïcité avait été construite pour que le maître fût àà l'abri du curé, du maire, des parents ; les plans récents et les différentes "chartes" pour l'école, organisent un renversement de la laïcité puisque le maître sera contraint de faire allégeance aux puissances extérieures àà l'école. Par le vouloir officiel l'école deviendra le terrain de chasse de toutes les puissances locales, ce qui signifie, àà partir de la nécessaire vassalisation du maître, la vraie fin de la laïcité scolaire. Par ailleurs, l'élève sera de son côté perdu dans le brouhaha des opinions diverses destinées àà envahir l'école ; le maître ne pourra plus les surplomber, il n'aura plus une position de transcendance par rapport àà toutes ces opinions, puisqu'il dépendra d'elles, obligé qu'il sera de composer ce qu'on appellera encore par dérision son enseignement avec elles.

Un "chef d'orchestre" ? Pour diriger quelle partition ? La diversité kaléidoscopique des intervenants extérieurs dans l'école, de tout le personnel animationnel qui s'y infiltre, des demandes parentales ainsi que des ressources municipales, impliquent la disparition des programmes nationaux rigoureux et la substitution àà ceux-ci des "apprentissages fondamentaux" minimaux. A la place du corpus intellectuel commun àà tous les citoyens, assurant une formation de l'esprit, rendant possible un bien commun intellectuel partageable par tous les Français, la métaphore du "chef d'orchestre" signale que nous aurons àà côté des apprentissages minimalistes de déchiffrage (lire, écrire, compter), qui seuls seront véritablement nationaux, autant d'enseignements différents que d'écoles. Ainsi àà terme, la substitution du "chef d'orchestre" àà l'instituteur traditionnel prépare-t-elle la régression du sentiment national républicain, qu'il est du rôle citoyen de l'école de former, au profit des multiples communautarismes et localismes.

Quel est le sens de cette transformation de l'instituteur en "chef d'orchestre" ? De nationale, républicaine et homogène sur tout le pays, l'école devient clientéliste (répondant aux parents clients qui dicteront leurs choix d'activités pour leurs enfants), hétérogène, locale et surtout municipale. La promulgation récente de la "charte pour l'école du XXIème siècle" trahit par son contenu les principes les plus fondamentaux de l'idée scolaire républicaine en réalisant la municipalisation de l'école. L'école sera désormais extérieure àà la nature républicaine de l'Etat. Défaite de la pensée (par le triomphe du culturel et du sociétal sur le scolaire), défaite de l'école (par le triomphe de l'animation, le repli de la figure de l'instituteur sur le paradigme du travailleur social et du Gentil Organisateur de MJC, et par la réduction des programmes au minimum commun), les chartes et réformes pour l'école du XXIème siècle sont surtout (par la municipalisation qu'elle institue) une défaite de la République, une dérépublicanisation de l'école.

2. La fin des Professeurs et la destruction du Lycée.

Le professeur - au sens de l'intellectuel - n'a plus sa place dans le lycée d'aujourd'hui. Les autorités provisorales le lui signifient en général dès la pré-rentrée. De fait, l'identité professorale s'arlequinise, s'archipellise en une multitude de tâches sociales : elle se bureaucratise, s'assistantesocialise, se psychologise, et par-dessus tout se désintellectualise. Le prof ("professeur" semblant impropre ici) nouveau souhaité est un amateur vaguement éclairé dans la discipline qu'il enseigne doublé d'un généraliste de la communication psychosociale ! Il est un "équipier" multitâches comme sont les employés des restaurants MacDonald - il convient de se demander si l'idéologie du travail dont la chaîne MacDonald s'est faite la pionnière n'inspire pas inconsciemment la conception du métier d'enseignant diffusée par le tiercé Meirieu-Allègre-Lang. Ainsi transformé, il sera caporalisé sous les férules aussi arrogantes que spécialisées des conseillers d'éducation (l'éducation prendra dorénavant nettement le pas sur l'enseignement), de l'infirmière, du médecin scolaire, du psychologue scolaire, bref de toute la cohorte des sous-officiers revanchards et anti-intellectuels qui peuplent les établissements scolaires. Sociolâtrie et puérolâtrie guident ces projets destinés àà mettre l'intellectualité des professeurs au pas du conformisme social. L'élève et la société (la plus récente idole) deviendront les vrais maîtres de celui dont Jules Simon, au commencement de la République, avait pourtant dit: "Un professeur n'est pas un employé. C'est un maître".

Toutes les dernières réformes présupposent l'identité d'objectifs entre les professeurs et les parents d'élèves, d'où cette chimère, ce bouc-cerf, la co-éducation. Le but fondamental de tout parent :l'épanouissement de son enfant, sa réussite sociale. Quiconque est habitué àà la haute culture conviendra que ces objectifs ne peuvent sérieusement devenir ceux du professeur, qu'en lieu et place de la continuité parent-professeur, autrement dit de la continuité société-école, continuité qui s'incarne dans le thème tératologique de la "culture commune" (l'exact contraire de la culture générale), c'est la rupture qui devrait s'imposer. La haute culture peut révéler le tragique - questionner, rendre malheureux, solitaire, déchiré, mélancolique, violent. Tout, sauf épanoui dans ce bonheur obligatoire des adolescents dont on voudrait que les enseignant fussent les gentils organisateurs.

Le fanatisme de la proximité qui hante ces réformes (les institutions conçues comme réponse àà des demandes sociales !) semble dessiner la figure du professeur-guichet préposé àà l'écoute des heurs et des malêtres de l'adolescence, du professeur médiateur, animateur, accompagnateur, guide touristique. Le paradigme de l'éducateur, du travailleur social définit par décalque cette nouvelle conception du professeur ; ce dernier rencontrera la source de son travail dans la société, dans les désirs et les besoins sociaux, dans les détresses psychologiques, dans les situations d'exclusion, plus du tout dans la pensée, dans la longue tradition des œuvres, dans la pointe de la recherche, dans les interrogations les plus avancées de la philosophie. Manifestement, et c'est làà une véritable rebarbarisation de l'enseignement, le centre de l'activité du professeur ne se situera plus dans les œuvres, dans la passion de la pensée, dans la méditation - non : l'élève occupera désormais le centre, cet élève que, tel un éducateur-socialisateur, le professeur devra accompagner en se soumettant àà lui. Signe de barbarie : on ne sera plus professeur pour les œuvres (pour la pensée, le savoir, la culture), on le sera pour les jeunes ! Voyons làà le retour du pédagogue de l'Antiquité, qui, loin du statut de maître, était l'esclave chargé d'accompagner l'enfant dans sa découverte de la société. Voici la leçon de Platon annulée : le professeur nouveau style - new look - sera usiné (dans les IUFM) pour puiser dans les illusions de la caverne (les pseudo valeurs de la société) de quoi répondre aux exigences de cette caverne.

L'école était (selon l'expression de Jacques Muglioni) "l'école du loisir". Feu le loisir - c'est une certaine conception de la vie dans la pensée que les actuelles réformes enveloppent dans un linceul. Philippe Meirieu et ses commanditaires, en alchimistes inversés, ont trouvé la recette pour changer l'or professoral en plomb enseignant : moins de compétence disciplinaire couplée avec un surcroît de pseudo compétences bigarrées dans le domaine de la communication. Finie l'ère des maîtres, voici venir le temps des employés polyvalents ! Feu le loisir, sans lequel pourtant n'émergent ni la culture, ni la formation de l'esprit, ni maîtres ni disciples, ni enseignants ni élèves ! Pendant ce loisir (lire, écrire, penser, vivre dans l'univers des idées, continuer àà être étudiant), le professeur forge sa pensée dont il va communiquer quelque chose àà ses élèves. Faire cours n'est pas enseigner ce qu'on sait, c'est enseigner ce qu'on apprend, c'est enseigner ce qu'on cherche, c'est enseigner àà partir du loisir. Qu'est-ce qu'un cours, sinon la crue du loisir ? Les réformes instituent le contraire : une assignation permanente du professeur àà résidence administrative, au service de sa majesté l'élève, de son éminence le parent d'élève, de sa grandeur l'administratif et de sa divinité la société. C'est l'éthique intellectuelle du professeur comme habitant du loisir que les projets inspirés par Philippe Meirieu veulent détruire.

Le lycée doit-il être le lieu de la "culture commune" ? Cette formule pourrait passer pour péjorative, "commun" signifiant également ordinaire, banal, conforme. TF1 diffuse une "culture commune". La Roue de la Fortune y participe, de même que Téléfoot. Par contre, ni Sophocle, ni Spinoza, ni non plus Nietzsche, n'y prennent part. Les œuvres de ces auteurs ont leur place dans la culture générale et la culture d'élite. La "culture commune" s'oppose àà la "culture d'élite", la "haute culture" et àà la "culture générale". L'enjeu du lycée se remarque justement dans l'accès exigeant, difficile, qui requiert une façon de vivre spécifique, àà cette culture d'élite. Tout se passe comme s'il avait été décidé d'abandonner la culture intellectuelle d'élite, la culture générale (l'opposite de la culture commune) àà l'élite sociale ! Qui dira les nuits passées àà bûcher pour enfin mériter quelque accès àà Chateaubriand, àà Platon ? Qui dira aux adolescents que les interminables heures d'ennui de l'étude sont aussi des interminables heures d'un bonheur singulier ? Est-ce le droit àà cette expérience que l'on veut retirer àà la jeunesse ? Pourquoi ne nous vante-t-on pas l'ascèse intellectuelle, la rudesse de l'étude, la lenteur, le silence, le renoncement aux facilités de l'existence adolescente - cette ascèse qui seule rend l'esprit apte àà ces victoires sur lui-même qui ouvrent l'horizon infini des œuvres ? "Le difficile est le seul chemin" répétait Kierkegaard. Le rôle de l'adulte : exiger de l'adolescent qu'il s'affronte au plus difficile. Non, le lycée n'est pas le lieu de la "culture commune", il est l'espace où l'on apprend àà s'en détacher.

L'école républicaine a historiquement permis l'épanouissement de deux types anthropologiques : le professeur, dont Alain ou Lagneau pourraient être l'emblème, et l'enseignant. L'enseignant nouveau, voulu par le vent des actuelles réformes, s'érige de la mort de ces deux figures. Qu'étaient-elles ? Le professeur : celui dont la pensée fait enseignement. L'enseignant : celui qui, ne pensant pas par lui-même, montre àà l'élève les productions de l'esprit. Ces deux figures ont pu coexister harmonieusement pendant plusieurs décennies dans le lycée. Les dernières réformes menacent la survie, làà où il existe encore, du professeur prioritairement intellectuel. La multiplication des activités parascolaires sous la surveillance larbinisée de celui qu'on ose encore appeler professeur, la bureaucratisation des taches enseignantes, leur clonage àà partir du paradigme de l'animateur socioculturel de MJC vont assécher le loisir qui jusqu'ici permettait d'être un professeur.

Le modèle de l'école, version Meirieu-Allègre-Royal et Lang, est celui d'une école où l'on s'active beaucoup (le fanatisme de l'activité y imposant son terrorisme), où l'on s'occupe, où l'on est en permanence occupé, où le temps est occupé, où il n'y a pas de temps vide, pas de vacuité du temps, pas de vacance du temps, plus de vacance de l'activité. Bref, le projet est de bâtir une école des loisirs sur les ruines de l'école du loisir (la fameuse skholè). Ce projet court de la maternelle àà l'université. L'école primaire, le collège et le lycée seront sommés de se conformer àà ce modèle unique de l'école des loisirs. L'école des loisirs enterre l'école du loisir. Les élèves seront occupés en permanence àà des activités, les maîtres également. Avec le triomphe de l'activité est supprimé le loisir aussi bien aux élèves qu'aux maîtres - les uns et les autres étant les victimes de cette déscolarisation (substituer les loisirs au loisir est, puisqu'école vient de skholè, déscolariser l'école) de l'école. La déscolarisation de l'école répond àà sa dérépublicanisation.

Les maîtres seront changés en ressources humaines (en minerai ou en énergie) ainsi qu'en travailleurs sociaux (en travailleurs payés pour masquer les dégâts des choix économiques libéraux - d'où le mot d'ordre terriblement secondimpérial, napoléontroinesque, de Philippe Meirieu, "l'école contre la guerre civile").(1) Pour sauver la politique libérale àà laquelle nos gouvernements s'abandonnent, pour la sauver d'une révolution, de jacqueries, de troubles àà l'ordre public, Philippe Meirieu a proposé ses recettes au pouvoir. Dans cette perspective, commune àà Meirieu, àà Royal, Allègre et àà Lang, transformer le maître en un travailleur social est vouloir que les enseignants soient les anges gardiens du libéralisme avancé (remplacement des hussards noirs de la République, que Péguy exalta, par urgentistes du libéralisme, formés par Meirieu). Urgentiste du libéralisme, voilàà la définition cachée de l'enseignant (instituteur et professeur) tel qu'on le souhaite dans la société et en haut lieu.

3. L'Ecole, le citoyen, la politique. L'idéal scolaire.

Le besoin d'éducation civique se fait àà nouveau fortement sentir, et ce depuis quelques années. Je ne crois pas que ce besoin soit simplement la réaction àà des événements dont l'actualité récente a été fertile (situations de violence, dans des écoles ou des quartiers, d'anomie, de multiplication des incivilités etc.). Beaucoup plus profondément, ce besoin exprime un appel venu de la situation intellectuelle et politique dans laquelle nous sommes plongés parce que nous n'avons plus de grand récit (marxiste, chrétien, etc.) àà opposer àà cette situation, plus de grande utopie mobilisatrice. Quelle situation ? Plutôt que situation politique, il vaut mieux dire situation impolitique. Nous sommes dans une situation impolitique. L'exigence d'une éducation civique répond autant que témoigne du vide politique et utopique. On se retourne (par exemple avec Régis Debray) sur l'idéal républicain pour répondre àà ce vide ; on n'a peut-être pas tort.

Où en sommes-nous ? Les situationnistes - et àà leur suite Jean Baudrillard - avaient diagnostiqué dans les années 68 la "fin de la politique"/ la "fin du politique". L'espace politique s'est évaporé. La politique a été submergée par la gestion, dont on peut dire qu'elle est la forme contemporaine (postmoderne) du scientisme. Appelons ce scientisme de la gestion, technicisme (y font appel ceux qui déprécient la politique au profit du pragmatisme). Ainsi en début de siècle le scientisme (positivisme scientifique) se réincarne en un technicisme (positivisme technique ou positivisme gestionnaire). La politique est empêchée d'exister dans une sphère autonome, en étant phagocytée par le discours expert, la technique, les théologies managériales, les conseillers en image ; bref : le technicisme gestionnaire, ce nouvel obscurantisme, inhibe toute politique. L'expérience politique fondamentale de l'homme contemporain dans les pays économiquement développés est celle du vide - de la vacuité de l'existence politique dans notre époque réputée postmoderne. L'insignifiant prédomine. Le crétinisme se prend pour l'étalon des valeurs. L'effacement de la politique s'accompagne de l'effacement du citoyen.

Et pourtant ? En dépit du mouvement de dérépublicanisation qui nous submerge, le citoyen peut encore être sauvé, l'école peut encore être sauvée, la République peut être sauvée. A une condition : que ces mots &endash; citoyen école, République - cessent d'être employés comme des mots creux, vides, et que l'on se remette àà penser leurs contenus. Je me le propose en cette audience.

Qu'est-ce que le citoyen ? Ce n'est pas forcément un homme poli, policé, avenant, qui ne laisse pas de papier gras derrière lui après un pique-nique, qui ne traverse qu'aux passages cloutés, qui débranche son téléphone cellulaire quand il va au cinéma, qui prend dans sa voiture des auto-stoppeurs lorsque les transports publics sont en grève. Un citoyen n'est pas ce que le journalisme de marché nous en dit. C'est àà tort que pour désigner de pareils comportements, qui sont de simple politesse, d'entraide, de savoir vivre, de conformisme, de convivialité, on parle de sens civique, de civisme. Il vaut mieux parler dans ce dernier cas de civilité. Le citoyen peut au contraire se montrer fort rugueux, comme l'exemple de Sparte ou de Rome dans sa période vertueuse permet de le voir. Souvent, il lui est nécessaire de se montrer intransigeant, inflexible, sévère avec les autres et avec lui-même. Dans la période révolutionnaire de l'histoire de France, le citoyen était, eu égard aux ennemis de la République, impoli et incivil. Allons plus loin : le citoyen ne se conçoit que muni d'une dose forte d'anticonformisme, ce qu'on oublie toujours parce qu'on confond facilement citoyenneté avec conformisme social.

Citoyen, voilàà un concept qui consonne avec cité, c'est-àà-dire avec le contraire de nature (laquelle donne naissance àà l'hypothétique homme naturel) ou aussi avec le contraire de bourg, autrement dit de société (le bourg, la société civile bourgeoise, qui produisent le bourgeois, ou l'homme civil). La cité n'est ni le bourg ni la société. Le bourg et la société sont des associations basées sur l'intérêt, l'accomplissement des fins particulières, l'épanouissement de l'individu en tant qu'être borné, la satisfaction des buts que chacun s'assigne, la poursuite des passions. La cité, elle, loin d'être une association naturelle ou seulement civile, est une institution politique qui ne peut fonctionner qu'avec le type d'homme qu'elle produit, le citoyen.

Je propose de comprendre le concept de citoyen àà partir de la définition qu'avance Aristote, dans sa Politique : "Ce qui constitue véritablement le citoyen, sa qualité vraiment caractéristique, c'est le droit de suffrage dans les assemblées et de participation àà l'exercice de la puissance publique". (2) Le premier élément (contrairement àà ce que veut une conception faible, partout répandue, de la citoyenneté) ne saurait suffire : être citoyen, ce n'est pas seulement voter (d'autant plus que l'abstention peut être un choix politique, un choix citoyen), c'est aussi participer activement au domaine politique. L'action, dit Hannah Arendt "se consacre àà fonder et àà maintenir des organismes politiques". (3) Les deux versants sont liés pour cerner ce qu'est un citoyen : le vote, auquel peut se substituer une abstention politiquement motivée, plus l'action politique. Comment l'école peut-elle préparer l'enfant àà devenir un citoyen, c'est àà dire un homme apte àà mener la vie active politique ? Surtout pas en séparant l'éducation civique des autres apprentissages, ce serait inciter l'enfant àà croire que la citoyenneté est un surplus, un supplément d'âme àà l'existence collective. L'enfant pensera alors ce que toute la société, àà commencer par les médias et la publicité, mais aussi trop d'enseignants, le poussent àà penser : que l'important c'est la sphère de la réalisation personnelle, de l'accomplissement de ses possibilités, de son épanouissement dans la société civile et que ce qui relève du civique et du politique, l'identité du citoyen, n'est que superfétatoire. On inverse l'ordre des priorités àà chaque fois que l'on fait de l'éducation civique une matière àà part : le rôle de l'école n'est pas d'abord d'épanouir et ensuite, accessoirement, de faire un citoyen, il est, prioritairement, de former, d'instituer le citoyen (et il est possible que cette formation du citoyen aille contre l'impératif philoludique de l'épanouissement). C'est tout le travail scolaire qui doit être imprégné par la forme de l'éducation civique. C'est tout le travail scolaire qui doit tendre àà élever l'enfant àà la dignité de citoyen.

Le citoyen est un être artificiel, le produit d'une certaine forme d'éducation. Lorsque Rousseau pose le citoyen spartiate en modèle, il insiste pour montrer que c'est l'éducation spartiate qui a fait de l'homme un citoyen vertueux. A y regarder de près, on se rend compte que deux conceptions du citoyen entrent en jeu : une conception statique du citoyen (la conception républicaniste qui insiste sur l'obéissance aux lois) et une conception dynamique (qui est celle d'Hannah Arendt et de Cornélius Castoriadis, qui insiste sur la créativité citoyenne de certains mouvements révolutionnaires, c'est àà dire des moments de désobéissance aux lois instituées). Il peut être citoyen de désobéir. Désobéir pour obéir àà de plus hautes lois. Non àà sa subjectivité ou àà son caprice, mais àà de plus hautes lois. Désobéir pour créer des lois.

Si l'on s'en tient àà la conception statique de la citoyenneté, l'activité du citoyen consiste dans la participation active àà l'institué. Néanmoins l'idéal du citoyen culmine dans l'activité instituante, c'est àà dire dans la création de lois ou d'institutions nouvelles. L'instituant peut s'entendre en un sens pacifique : lorsque des débats font évoluer des lois. Mais il s'entend surtout en un sens révolutionnaire. Dans des moments de crise, lorsque des formes inédites d'associations politiques voient le jour ; cette créativité politique va des coordinations lors de mouvements sociaux jusqu'aux soviets, ou conseils, lors de mouvements révolutionnaires. La Commune de Paris est un exemple de cette créativité instituante, pourtant illégale au regard des lois existantes. Cornelius Castoriadis et Hannah Arendt ont bien eu raison de voir dans l'expérience des conseils ouvriers de Budapest en 1956 un pareil moment instituant. Pendant quelques semaines de cette année làà, on put voir revivre la démocratie àà l'antique, la démocratie directe, àà la fois démocratique et républicaine. C'est dans cette activité politique instituante et créatrice que s'accomplit le mieux l'essence politique de l'homme.

La citoyenneté exige une structure particulière pour pouvoir s'exercer : le forum, l'agora, la place publique où l'on débat des principes et des fins de l'association politique, des moyens d'y parvenir. Et àà l'école ? Peut-on être citoyen àà l'école ? Peut-il y avoir l'agora àà l'école ? A juste titre Alain Finkielkraut a stigmatisé l'illusion comique dans laquelle Philippe Meirieu est tombé qui revient àà transformer l'école en un lieu d'interminables débats qui finissent par rendre l'enseignement impossible ; cette illusion obéit aveuglément àà l'idéologie de la communication, elle résulte d'une foi aveugle dans cette idéologie. (4) Le débat permanent empêche les tâches intellectuelles de l'école, qui ont besoin d'une habitude de l'ascèse ; l'élève est parasité par mille autres soucis que l'étude : l'agora scolaire, qui place l'élève et ses désirs au centre de l'éducation, met fin au loisir de l'élève, àà sa scholè, qui le disposait au travail intellectuel. La transformation de l'école en forum - songeons aux conseils de la vie lycéenne et aux heures de vie de classe, tartarinades récemment installées dans les lycées - paralyse l'enseignement en entourant celui-ci de tout un réseau d'activités qui le marginalisent. L'école ne peut être une agora où l'on débat àà l'infini sans se perdre elle-même; d'une part parce que l'école n'est pas une société politique, que les élèves ne sont pas des citoyens, n'ont ni àà l'être ni àà être considérés comme tels, et d'autre part parce que les débats sur l'agora politique supposent des êtres humains déjàà formés, responsables, aptes àà argumenter raisonnablement, déjàà citoyens, pas des enfants ni des adolescents. Transformer l'école en une agora, même par le truchement des parlements d'enfants, ne fait que parodier la citoyenneté ; c'est àà la fois ridiculiser le débat démocratique, puisque c'est supposer que l'immédiateté de la subjectivité suffit pour énoncer une opinion valable, c'est donc supposer que la citoyenneté n'a pas de conditions préparatoires, et condamner les enfants àà devenir, une fois adultes, des citoyens immatures puisque pour eux, le modèle de la citoyenneté sera le modèle puéril auquel on les aura fait participer en leur jeune âge. Grimer l'école en agora, c'est la transformer l'école en une parodie du monde adulte tout en laissant croire àà l'élève qu'il a le droit de s'exprimer sur la manière dont va le cours du monde. Grand y est le risque de donner àà l'enfant une vision ludique de la politique (de masquer àà jamais sa dimension tragique, la dimension tragique du citoyen, de l'empêcher àà jamais d'y accéder), déjàà trop favorisée par les médias (par exemple les Guignols de Canal Plus).

4. Qu'est-ce que l'éducation civique ?

Pratiquer l'éducation civique ce n'est pas créer du lien social - comme on le dit trop souvent -, c'est créer du lien politique. Le lien social est l'affaire des associations - par exemple des associations de quartier, associations sportives, associations d'alphabétisation etc.- tandis que le lien politique est l'affaire de l'école.

L'éducation civique, si elle existe, qui n'a rien àà voir avec le ridicule catéchisme communicationnel qu'est ECJS, l'Education Civique Juridique et Sociale, est làà pour permettre la réussite du défi républicain. Exprimons les termes du défi républicain: qu'un vaste Etat (la France) vive politiquement comme une cité (une cité antique, ou bien la Genève telle que Rousseau l'idéalisait). (5)

L'éducation civique est cette pratique pédagogique qui forme le citoyen. Le citoyen est l'être politique participant effectivement par les voix et par l'action àà la vie politique de la cité. Le citoyen n'est pas l'être simplement social. L'éducation civile est cette pratique qui forme l'homme, l'être social. Cette éducation làà n'est pas l'œuvre explicite de l'école. La famille et la société, parfois la religion, fournissent àà l'enfant cette éducation civile.

L'éducation civique ne doit pas être seulement républicaine (comme c'était le cas àà Sparte) ; elle doit être également démocratique (sans que, pour autant, l'école soit une démocratie). Le concept de démocratie entretient un rapport étroit avec celui de division. Le régime démocratique vit grâce àà la division conflictuelle qu'il est contraint àà la fois de susciter, de reconnaître et d'euphémiser. L'éducation civique doit éduquer également àà la division, puisque c'est elle qui constitue l'âme des démocraties (contre les totalitarismes qui sont invariablement des fanatismes de l'unité). La "république de démocratie", pour utiliser une formule chère àà Jean Jaurès, est celle qui, àà la différence des républiques totalitaires, cultive et entretient la division sociale (et même cette division fondamentale qui est la division entre la société civile et l'Etat). Quand l'Etat ingurgite la société civile, on a - Claude Lefort l'a assez bien mis en évidence (6) - le totalitarisme; quand inversement la société civile phagocyte l'Etat, on a la démocratie sans la république, et tous les maux qui s'en suivent, c'est-àà-dire la démagogie, le fanatisme de la différence pour la différence, l'injustice, l'inégalité, la tyrannie des sociétés particulières. L'esprit de l'institution scolaire est en France - nonobstant les mille signes qui augurent des dangers qui le menacent - marqué par l'alchimie entre l'idée de république et l'idée de démocratie. Pour être àà la fois républicaine et démocratique, l'éducation civique doit se révéler àà la fois une éducation de la division et du conflit (démocratie) et àà la fois une éducation de l'unité politique sous la tutelle universelle des lois (république). L'élément démocratique est celui de l'euphémisation du conflit dont pourtant la démocratie vit (on sait que pour Kant, le régime démocratique est celui qui se laisse le moins républicaniser) quand l'élément républicain est celui de l'unité sous le pouvoir de la loi. Bref, civique renvoie àà politique, et éducation civique àà éducation politique àà la fois républicaine et démocratique.

Le civil renvoie pour sa part plutôt àà l'urbanité, àà la vie collective dans sa dimension non politique, au système des besoins immédiats pour évoluer dans la société civile (bref, àà la vie de tous les jours dans sa dimension non encore politique, non encore citoyenne, antécitoyenne et antépolitique). L'éducation civile, àà distinguer donc de l'éducation civique, renvoie, elle, àà l'union, àà la bienveillance. L'éducation civile se produit, pour sa part, dans la famille, dans la société ; ainsi se déploie-t-elle àà partir de l'opinion, de la doxa, dans l'opinion, dans la doxa. Cette éducation ne peut pas former un citoyen ; elle ne peut former qu'un homme, un homme civil, un bourgeois disait Rousseau (pour l'auteur de L'Emile, entre faire un homme et faire un citoyen, il faut opter (7)). L'éducation civique àà l'inverse est l'œuvre propre de l'école.

L'éducation civique peut-elle parvenir àà former le citoyen, c'est-àà-dire l'individu participant effectivement àà la vie de la cité dans la dimension politique de celle-ci ? Le citoyen demeure un idéal jamais pleinement réalisé, un maximum que nous n'avons pas sous les yeux ; il n'existe jamais que des ébauches plus ou moins approchantes du citoyen. Le citoyen accompli est toujours àà venir. Cette idéalité du citoyen fait de l'éducation civique une protestation implicite contre l'état présent de la société, contre la nature actuelle de l'homme. Pour cette raison la société ne peut pas réclamer une éducation civique authentique, car ce serait reconnaître qu'une position de surplomb au-dessus d'elle est possible et que l'enseignement doit occuper cette position ; la société ne peut que réclamer une éducation civile, une éducation àà la civilité et au conformisme (l'ECJS), une école qui ressemble àà la vie, une école ouverte sur la vie, une école qui singe la vie, c'est-àà-dire une immanence de la société àà l'école (tandis qu'une véritable éducation civique se fonde sur la transcendance de l'école àà la société et nécessite une position de surplomb de l'enseignant eu égard àà toutes les activités de la société). Plus généralement, tout enseignement figure une pareille protestation : il s'oppose àà l'homme tel qu'il est afin d'instituer àà partir de l'enfant l'homme tel qu'il devrait être. Il s'agit toujours d'éduquer les enfants àà ce que les hommes devraient être. De les éduquer àà partir d'une idée de l'homme. D'où la sourde haine que l'on constate souvent dans la société civile contre l'enseignement républicain. Ce n'est pas sur la vie, sur la société, sur l'homme tel qu'il est que l'école doit être ouverte, c'est sur l'idée, sur les œuvres de l'esprit, sur l'idéal ; l'école doit être fermée sur la vie pour être ouverte sur l'esprit (par exemple elle ne doit pas enseigner ce qui est venu en dernier en matière de littérature, la dernière pluie, de poésie, de musique, la dernière mode, elle doit enseigner les commencements, commencer par les commencements, les classiques - l'école doit résister àà la tyrannie de l'actualité, des médias, de la nouveauté qui bande tous efforts vers l'effacement du passé). Les hommes tels qu'ils sont dans la société civile, les groupes de pression et d'intérêt, toutes les puissances, les médias, ne peuvent tolérer cet affront permanent àà ce qu'ils sont qu'est l'école. Ils essaieront, ils essaient de la phagocyter, d'agir pour que l'école ressemble àà la société ; ils sont en passe de réussir. La société civile ne peut que prendre ombrage de l'enseignement ; par conséquent ce n'est pas àà partir d'elle, de ses idées, de ses pratiques, qu'une véritable éducation civique peut s'instaurer. La société civile désire que les enseignants ressemblent au commun des mortels ; Péguy, dans son éloge des hussards noirs de la république, avec leur liséré violet, - le violet dit-il n'étant pas seulement la couleur des évêques mais aussi la couleur de l'enseignement primaire, dans son éloge des instituteurs, avait compris que l'enseignant devait être distingué du commun des mortels, que cette distinction était la condition d'une éducation civique qui fût autre chose qu'une éducation civile. (8)

C'est l'école qui doit être l'institutrice du peuple - faire que le peuple existe, bâtir le peuple, autrement dit instituer quelque chose qui manque souvent, quelque chose d'introuvable, le peuple, quelque chose qui toujours se défait - ce travail de Pénélope est celui de l'école parce que dans le sens donné par la République àà la française àà ce mot, le peuple, n'existe pas avant l'école. Ce n'est pas instruire un peuple qui existait déjàà. Instituer le peuple qui n'existait pas avant l'école, voilàà la mission confiée depuis les lois scolaires par la République àà l'école. Cette mission confiée àà l'école ressemble farouchement àà celle que Rousseau, dans Le Contrat social, attribue au législateur : "celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature humaine". (9) Mais, tandis que le législateur de Rousseau institue le peuple une fois pour toutes, l'institution qu'est l'école est une institution continuée : elle recommence àà chaque génération, elle recommence chaque année son interminable travail de démogenèse, sa démopédie est une démogenèse, l'enseignement du peuple (démopédie) est l'institution du peuple (démogenèse). Tant que l'école républicaine existe, la thèse de François Furet selon laquelle la Révolution française est terminée est vouée àà demeurer fausse. La permanence de l'école républicaine signale au contraire une Révolution continuée. Le peuple est fils de l'école. Il émane en permanence de sa matrice, l'école.

Il convient d'éviter de confondre ces deux concepts : le peuple et la société. Le peuple n'est pas la même chose que la société. Le législateur de Rousseau transforme une société, àà laquelle il reste extérieur, en un peuple. C'est dans la mesure où l'école est coupée de la vie, retranchée de la société qu'elle peut être, àà partir de cet écart, la matrice du peuple. Régis Debray a bien compris cette nécessité lorsqu'il écrit, dans un article fameux du Monde, que la présence des parents dans l'école &endash; instances diverses et conseils de classe &endash; est un "délit d'ingérence". L'énoncé : c'est l'école qui doit être l'institutrice du peuple est exactement le contraire de cet autre énoncé : la société doit éduquer l'école. Pourtant, toutes les réformes récentes &endash; en particulier celles, inspirées par Philippe Meirieu, de Claude Allègre et de Jack Lang - reposent sur ce postulat funeste de l'éducation de l'école par la société, de la continuité entre l'école et la société.

5. Que doit promouvoir une éducation civique ?

Qu'est-ce que l'école, en République de démocratie ? Pas d'éducation qui ne soit liée àà un idéal humain qu'elle se propose de faire être, de bâtir, àà travers les enfants et àà partir d'eux ! La question fondamentale qui gouverne toute éducation se peut s'énoncer comme suit : Quel type d'homme voulons-nous former ? Ou mieux, parce que la fin (la forme) est toujours au commencement : Quelle forme de l'homme doit présider àà nos pratiques éducatives ? Il s'agit évidemment d'une question politique : si toute politique débute par l'éducation, toute éducation débute, explicitement ou implicitement, par la politique. Quel est le type d'homme que l'éducation républicaine souhaite former ? Le citoyen, a-t-on dit plus haut. Pourquoi le citoyen ? Parce que seule la figure du citoyen telle qu'elle a été exposée ici accomplit la politicité (l'homme animal politique) que les Grecs avaient découverte avant qu'elle ne fût occultée par son assimilation avec la socialité. Plus personne - àà part quelques philosophes - n'ose pourtant (hélas) poser la question : quel type d'homme veut-on former ? Tant est puissant le terrorisme sur l'intelligence exercé par les sciences humaines ! La crise de l'école tire une bonne part de son origine dans ce tabou anthropologique. Ecoutons la litanie des discours tenus sur l'école, des programmes et proclamations, des ambitions ministérielles, la vulgate journalistique : on se contente de vouloir rendre les humains employables, assoiffés de biens de consommation, d'informations, de nouvelles technologies, on les veut communicants, souples, cools, adaptables. On ne veut plus une éducation politique, on veut intégrer, adapter, socialiser.

L'éducation civique se doit de promouvoir des valeurs. Lesquelles ? Les valeurs promues àà l'école par l'éducation civique ne seront pas les valeurs sociales, en vogue dans la société, les valeurs parapublicitaires ou paramercantiles, les pseudovaleurs de la société civile, des médias, de l'opinion, celles brocardées par Alain Finkielkraut dans La défaite de la pensée. (10) Parfois on entend des syntagmes comiques : valeur d'entreprise, culture d'entreprise. La laïcité de l'école ne vaut pas seulement par rapport aux religions ; elle vaut également comme protection contre l'invasion de l'école par tout ce qui ressemble de près ou de loin àà l'entreprise. Mais les valeurs àà promouvoir àà l'école ne seront pas non plus les valeurs morales, l'éducation civique - et l'école en général - devant échapper au moralisme (comme Catherine Kintzler l'a signalé avec pertinence (11)). Je ne veux pas dire que l'école sera immorale ou amorale ; je rappelle que la morale (les morales) relève(nt) de la société civile et des religions. Les valeurs àà promouvoir par l'éducation civique sont les valeurs politiques, les valeurs qui nourrissent le développement de la politicité de l'homme. Dans la forme française prise par la République, ces valeurs ont reçues les noms de Liberté, Egalité, Fraternité. Ces trois notions - Liberté, Egalité, Fraternité - ne sont ni des structures (comme le travail, la famille, la patrie, qui ne peuvent pas être pris pour des valeurs) ni des valeurs morales (comme la bonté, la sincérité, la charité etc.). Ces valeurs - Liberté, Egalité, Fraternité - organisent non pas un lien social (les associations sont faites pour retisser fil àà fil la trame déchirée du lien social même si des nos jours on tend àà confondre le rôle des associations avec celui de l'école par le moyen du culte débridé des intervenants extérieurs) mais un lien politique. Ce ne sont donc pas des valeurs morales, ce sont des valeurs politiques.

La notion de Fraternité permet une intégration des personnes d'origine étrangère dans la République par une intégration politique différente de l'intégration simplement sociale qu'il est du ressort des associations de réaliser. L'intégration sociale n'est pas vraiment l'affaire de l'école, c'est celle de la société civile. Par contre, l'école doit développer non pas l'intégration sociale mais la Fraternité qui assimile chacun au corps politique, c'est-àà-dire au peuple. Entre les trois concepts tutélaires de la République, celui de Fraternité demeure le plus minoré (par rapport àà Liberté et àà Egalité), comme s'il était le moins politique des trois. Il est comme oublié dans l'ombre. Or, il est incontestablement celui qui donne leur sens aux deux autres en étant leur accomplissement - si la Liberté et l'Egalité ne débouchent pas dans la Fraternité, elles sont une fausse liberté et une fausse égalité. La Fraternité est dès lors le critérium qui permet de juger du degré d'accomplissement de la Liberté et de l'Egalité. La République forme, pour parler comme Condorcet, "un peuple de frères", une fraternité. Mais cette fraternité n'est pas une fraternité de sang ; c'est la fraternité de ceux qui partagent les mêmes valeurs politiques, une fraternité universelle dans l'amour des idées qui fondent la liberté politique. Une fraternité construite, et pas une fraternité de hasard procurée par la naissance dans une certaine ethnie, pas une fraternité biologiquement fatale. Cette Fraternité est construite par l'école: l'une des missions politiques de l'école est de produire cette Fraternité sans laquelle la Liberté et l'Egalité demeureraient des abstractions trop froides. La République est fraternelle d'une fraternité qui se forge dans l'école. La fraternité française n'est pas un fait de nature : - c' est un produit politique de l'école. Concluons : pivot de l'idée républicaine, liant du peuple, la Fraternité doit constituer le véritable objet de toute éducation civique. Apprendre la Fraternité est apprendre la République.

Conclusion.

Comme si elle en était àà son crépuscule, mille signes trahissent la destruction programmée de cette conception de l'enseignement, ses conditions de possibilité s'effaçant de l'horizon. Rien ne la menace plus que l'occultation de ce qui fut naguère appelé "étude". La haine de l'étude habite tous les discours officiels sur l'école : aussi bien ceux tenus par le Ministère que ceux, tenus àà la base, par leurs relais, les administrateurs locaux, proviseurs, CPE, principaux de collège, directeurs d'école. L'étude, ce n'est pas assez fun pour être défendu, même par le discours de l'institution ! L'étude : quelque chose en voie d'oubli, quelque chose dont les lycées ne parlent même plus (comme s'ils avaient honte de ce passé) et dont quelques professeurs, les derniers, tentent de maintenir quelques lambeaux ! Ce mot, étude, est devenu dans les lycées un mot tabou, un mot désuet, un mot décédé enterré dans la caducité amnésique d'une page de dictionnaire. La mort de l'étude consacre la mort de l'élève. De même qu'elles détruisent le maître - Adieu, professeur ! (12) - les réformes en cours détruisent l'élève. Adieu, l'élève !

Les adolescents des lycées sont désormais empêchés d'être des élèves - de surcroît de bons élèves, expression changée en insulte dans la novlangue scolaire officielle. Ce sont les conditions générales de la jeunesse (13)qui rendent l'enseignement de plus en plus difficile. La destruction de la logique figure l'un des aspects les plus frappants dans la modification de ces conditions générales. Le fonctionnement zappeur (le zappisme) devenu le mode d'être dominant de l'intelligence, la disparition de la capacité de suivre et de produire de longs raisonnements, le ludisme promu comme la plus haute valeur, l'étouffement du bon sens, en sont d'autres symptômes (encouragés par tout le personnel non professoral des lycées qui s'acharne avec la foi des nouveaux convaincus àà refouler le désir d'étudier au profit de la multiplication kaléidoscopique des activités les plus hétérogènes).

Crime il y a : de même que, selon Paul Virilio, la vitesse a tué le temps, de même la communication, en s'emparant de l'école, s'acharne àà tuer, matière après matière, l'enseignement. Effrayée par la lenteur du temps passé àà l'étude, par la rigueur et par la persistance d'un contenu intellectuel - au contraire les discours sociaux dominants aujourd'hui entretiennent les cultes fétichistes de la vitesse, du spontané, de la publicité, de l'immédiat, du sympathique, du jeune, du vide et du nouveau - qu'exige l'étude, l'idéologie dominante contemporaine est opposée àà l'émancipation intellectuelle véritable de la jeunesse. Si l'on n'y prend garde, l'école de demain (dès demain matin, tant ce processus est largement entamé !) sera "l'école.com" : sans élèves ni professeurs, mais avec des "jeunes" et des "adultes", et, bien sûr, sans philosophie.

Il en va d'un triple salut. Résister àà cette école.com, àà cette école de la communication (àà cette œuvre de démolition), en restaurant l'école républicaine est tout àà la fois sauver l'école, sauver la politique (sauver la possibilité de la politique), et, en dernière instance, sauver le peuple (sauver la possibilité de la transmutation de la masse en peuple, condition sine qua non d'existence pour une "république de démocratie").

Robert REDEKER

Robert REDEKER, philosophe, est membre du comité de rédaction de la revue Les Temps modernes, fondée en 1945 par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir. Il collabore régulièrement àà de nombreuses publications, en France et àà l'étranger.
Il a en particulier signé Aux armes citoyens (éditions Bérénice, 2000) , Le Déshumain - Internet, l'école et l'homme - (éditions itinéraires, 2001) et Le Sport contre les peuples (éditions Berg international, 2002).


Notes

(1) Philippe Meirieu et Marc Guiraud, L'Ecole ou la guerre civile, Paris, Plon, 1997.
(2) Aristote, Politique, III, I.
(3) Hannah Arendt, Condition de l'homme moderne, Paris, Presses Pocket, 1988.
(4) Philippe Breton, L'utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1997.
(5) Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité, Dédicace àà la république de Genève.
(6) Claude Lefort, Un homme en trop, Paris, Seuil, 1976.
(7) "Il faut opter entre faire un homme ou faire un citoyen"; (Jean-Jacques Rousseau, L'Emile, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, la Pleiade, tome IV page 248).
(8) Charles Péguy, L'Argent (1913). Oeuvres en prose 1909-1914, Paris, Gallimard, la Pléiade, pages 1101-1162.
(9) Jean-Jacques Rousseau, Le Contrat social, Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, la Pléiade, tome III, p. 381.
(10) Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987.
(11) Catherine Kintzler, "Qui a peur des humanités ?", La Mazarine septembre 1998.
(12) Robert Redeker, "Adieu professeur !", Libération 4 mars 1999.
(13) Jean-Claude Michéa, L'enseignement de l'ignorance, Castelnau-le-Lez, Climats 1999.