Michel Serres défend les concours

Michel Serres défend les concours,

les pires modalités de recrutement à l'exception de tous les autres

Extraits d'un article publié dans Le Monde de l'Education (avril 1999, page 7),

par Michel Serres


[...]

Je veux témoigner, avec solennité, de l'expérience acquise en quarante années au service de l'enseignement. Je ne la cite pas pour parler vainement de moi-même, mais parce que, chose rare, elle apporte des résultats rigoureux : clairs, simples et sans exception.
Les voici : je n'ai " jamais " vu, dans " aucun " concours, de grande école ou d'agrégation, une " seule " triche, une seule tentative de corruption, une seule vilenie ; qu'on puisse citer des erreurs de jugement, graves parfois, qui le nie, mais je ne peux témoigner d'aucune faute intentionnelle contre la justice dans ces circonstances.
Inversement, je n'ai " jamais " assisté comme spectateur " toujours " écarté de toute décision à un recrutement ou à une élection sur dossier nominatif qui se révèlent loyaux et qui choisissent le meilleur candidat ; il existait " toujours " un " profil " auquel ne s'adaptait qu'une seule figure, le client d'un puissant électeur, les tenants d'un groupe de pression, une tendance idéologique ou l'influence directe d'un personnage au pouvoir. D'un côté, " jamais de bassesse " ; de l'autre, " toujours des mensonges ".

J'affirme publiquement n'avoir jamais vécu d'écart, ni dans un sens ni dans l'autre, à ces lois toutes simples. Et maintenant, choisissez.

Rien de gratuit, rien de parfait, tout se paie. Institutions pleines de défauts, comme toutes les autres, les concours ont la vertu de préserver la vertu des membres du jury ; non qu'ils agissent ou pensent comme des saints, mais ils ne connaissent pas les noms de ceux qu'ils jugent, au moins dans les épreuves écrites. Sur la copie anonyme gisent uniquement la qualité du travail et le courage dans l'angoisse. Pratiques pleines d'avantages, les recrutements sur dossiers nominatifs, au contraire, banalisent l'injustice intellectuelle et la corruption morale en faisant décliner rapidement la valeur des collectifs qu'ils organisent. [...]
Je décide donc : comme on l'a dit de la démocratie, les concours sont les pires des modalités de recrutement à l'exception de toutes les autres.
On a vu des fils de casseurs de cailloux, pauvres et sans culture, réussir, et des enfants de famille cultivée ou riche échouer à des concours ; cela contribue au brassage des classes sociales.
Par pudeur, je ne donne pas d'exemples, inverses, de ceux qui gagnent toujours dans les procédés nominatifs.
Cependant, des doctes montrèrent que, malgré l'existence des concours, les héritiers peuplent leurs listes d'admission. Certes. Mais les forgerons, agriculteurs, éboueurs..., dans les mêmes temps, héritaient directement ce métier de leurs ancêtres, de manière plus fréquente que les enseignants ou ingénieurs.
La vraie démonstration demanderait de comparer les normaliens ou agrégés, centraliens ou HEC... aux bouchers ou aux boulangers. De ce côté-ci, 100 % d'héritiers, de l'autre quelques exceptions : cette marge seule compte.
Efficace de génération en génération, un mélange, même à bas pourcentage, poursuivi au même rythme tous les ans, bouleverse le corps social en moins de cinq décennies : une même règle, munie d'aussi faibles nombres, fonctionne, pour les mutations, dans la reproduction.

Le fondateur de la discipline et inventeur du mot sociologie, Auguste Comte, explique même, dans un texte naguère célèbre et d'une générosité rare, que l'Eglise institua le célibat des prêtres pour éviter, tout justement, que les doctes ne se succédassent de père en fils, processus qui eût mis la théologie et l'institution ecclésiale en péril, par népotisme. Elle avait la féodalité devant les yeux, à l'époque.
Cette vieille sagesse médiévale semble inconnue de nos décideurs, désireux sans doute de perpétuer leur famille dans les postes qu'ils occupent, quelquefois même sans être élus.