Je ne suis pas mathématicien mais Docteur en Sciences physiques. Je travaille dans le domaine des sciences de l'ingénieur, donc plutôt du côté de la physique appliquée, ce qui me vaccine contre le reproche, gratuit, de goût pour l'abstraction... Il n'empêche qu'â la longue, je m'énerve d'entendre les âneries que les princes qui nous gouvernent depuis des années disent â propos des mathématiques, "soi-disant repoussoir des sciences".
L' interview de Monsieur Porchet est la goutte d'eau qui a fait déborder le vase.
On constate une désaffection croissante pour les sciences. Bon. Dont acte. Soucieux de faire progresser le débat, vous avez donné la parole â un éminent "générateur de rapport", Monsieur Porchet, professeur de biologie de son état.
Heureuse initiative.... On ne peut que se réjouir de voir traiter ce sujet avec autant de sagesse, autant de modération, avec un tel souci d'éviter la démagogie facile et les solutions naïves.
Le propos de Monsieur Porchet est d'abord d'une délicieuse fraîcheur : la preuve que les étudiants ne veulent plus des sciences est qu'ils s'orientent vers les filières sélectives des classes préparatoires… D'aucuns auraient pu croire que c'était précisément parce que ces étudiants, certains, du moins, veulent pratiquer les sciences avec rigueur et de travail. Mais heureusement, Monsieur Porchet nous ouvre les yeux : c'est parce qu'ils ne sont plus intéressés par les sciences qu'ils décident d'en faire â haute dose. D'ailleurs, et de toute façon, on n'enseigne dans les grandes écoles que des notions surannées, et les professeurs de ces établissements, et des classes préparatoires, ne vibrent qu'aux théorèmes de Bezout, Bachet, de Meriziac qui fleurent bon la poussière...
Il est vrai que Monsieur Porchet nous rappelle opportunément que, pour vouloir faire des sciences dans notre système éducatif, il faut être au moins masochiste et amateur de fossiles : la science c'est très dur, le système est punitif, et les mathématiques, au service d'une vision sexiste de la société, constituent un cadre de reproduction sociale. Il était urgent que s'expriment des vues d'une telle profondeur, qui expliquent la désaffection pour les sciences de façon magistrale ... par la bouche d' un scientifique, qui déclare, en flattant de façon démagogique l'anti-intellectualisme le plus primitif, que les sciences sont "désséchantes", "abstraites"... Notez d'ailleurs la juxtaposition de ces deux mots : elle a force de démonstration. Mais enfin, on respire : la panacée est … la "pédagogie"…
Il y a encore des fossiles qui croient que la science est passionnante, non pas parce qu'elle serait un accès direct et sans effort â la compréhension du monde, mais précisément parce qu'elle a l'exigence de décrire, d'expliquer, de comprendre, de prédire; qui croient que la bête noire de Monsieur Porchet, les mathématiques, peuvent contribuer â la science, comme outil parfois, mais aussi comme une fin respectable en soi… Il y a encore des gens qui croient que la merveilleuse initiative destinée â redonner le plaisir de la découverte expérimentales et qui a pour joli nom "la main â la pâte", donne aussi le goût de la mesure, et que la conceptualisation qui suit l'observation ne la dessèche pas nécessairement, mais peut aussi la vivifier !
Il était temps, ranimant la flamme des grands esprits qui accusaient Newton d'avoir volé la poésie de l'Arc en Ciel, que Monsieur Porchet mette â bas ces hideuses habitudes de conceptualisation, de calcul, de modélisation, qui font usage des mathématiques pour comprendre le monde. On peut être assuré que ses propos, marqués au coin du bon sens, ramèneront les foules vers les sciences... Il était temps que la pensée profonde de Monsieur Porchet fustige les malheureux pervers qui ont plaisir démontrer un théorème, et qui croient naïvement que demander un effort de réflexion aux étudiants et ne pas les considérer comme des demeurés paresseux n'est pas leur faire injure...
Grâce aux prédécesseurs de Monsieur Porchet, les mathématiques n'ont plus droit
de cité en tant que discipline, au mieux sont elles des outils. Grâce â Monsieur
Porchet, nous pouvons désormais les dépouiller du peu qu'il leur reste de respectabilité
: il est urgent de bannir des sciences d'observation tout usage des mathématiques;
au mieux acceptera-t-on l'existence de pi â condition que sa valeur rénovée
par décret ministériel soit fixée â 3.
Supprimons de la mémoire des élèves la découverte de la planète Neptune par
le calcul, ou la prédiction du retour de la comète de Halley, d'ailleurs, dissolvons
ces êtres célestes qui témoignent avec une insolente obstination des vertus
miraculeuses d'écrire le livre de la nature en langage mathématique. Que la
formation de l'eau par réaction de l'oxygène et de l'hydrogène n'exige plus
de se faire en proportion fixe et soit ramenée â un joyeux pétard. Foin de la
mécanique qui requiert la notion de dérivée pour comprendre vitesse et accélération,
réintroduisons les lieux naturels d'Aristote en lieu et place de l'oeuvre de
Newton...
Quand donc cessera-t-on ce café du commerce des sciences ? Quand donc arrêtera-t-on d'opposer l'initiative de la "main â la pâte", qui est une redécouverte merveilleuse de la "leçon de choses", aux mathématiques ? Pourquoi ne pas enseigner aux étudiants que, justement, la richesse de la science est aussi de pouvoir modéliser la nature et que les mathématiques sont un outil riche et élégant pour le faire. Pourquoi ne pas leur apprendre que les mathématiques elles-mêmes peuvent être belles, qu'elles ont une histoire et une dynamique propres ? Motiver l'apprentissage par l'observation du quotidien est une belle idée, mais pourquoi cela devrait-il masquer que l'effort de conceptualisation permet de mieux comprendre, de prédire, de construire de nouvelles expériences, d'agir sur le monde en ingénieur. Pourquoi cacher aux étudiants que la science est belle, et qu'elle est difficile, et qu'il faut en apprendre le langage, les outils pour en ressentir toute la richesse ? Croit on que c'est en la réduisant â des expériences de fin de repas ou des gadgets de parcs d'attraction, et en la vidant de son contenu explicatif, en excluant de son apprentissage tout ce qui demanderait un effort, que l'on va renouveler l'intérêt des jeunes ? Les croit-on assez stupides pour se laisser attirer vers une version â peine améliorée du jardin d'enfant ?
N'est ce pas plutôt en leur proposant le défi de comprendre, la volonté de construire, en cessant de médiatiser une image fausse et négative des sciences oubliant tout ce que notre civilisation leur doit pour se focaliser sur des craintes, réelles ou supposées, que l'on fera venir vers des jeunes les sciences... et revenir leurs aînés ? Quand le pendule de Foucault fut suspendu au Panthéon au XIXème pour y prouver la rotation de la terre, la presse s'en fit l'écho et une foule serrée vint le voir, parce qu'on lui avait dit que des calculs mathématiques prédisaient que la terre tournant, le pendule devait tourner aussi.
Pourquoi ne pas attirer les gens vers ce que sont les sciences plutôt que de les transformer en passe-temps salonnards pour les désoeuvrés du ministère ? Oui, il faut motiver l'attrait pour les sciences par des initiatives comme "la main â la pâte", mais c'est un très mauvais service â rendre, et â cette initiative, et â l'image des sciences, et aux étudiants, que donner, par le biais de cette initiative, une vision simpliste des sciences selon laquelle les mathématiques en feraient perdre "la fraîcheur inventive", et selon laquelle écrire une équation anéantirait, par on ne sait quelle alchimie cérébrale, la beauté des choses.
Il est triste de constater qu'une réflexion demandée par le ministère sur l'attrait des sciences conduit un scientifique â en renier la diversité et la richesse pour en proposer une vision qui n'a pour elle que de mentir sur l'effort â consentir pour s'offrir le réel plaisir de la découverte.