Appel à la désobéissance

Appel à la désobéissance

Par Bertrand Poirot-Delpech, de l'Académie française

Mon cher Paul,

Ici, ton grand-père. N'ébruite pas ce qui suit. On ne sait jamais : il se peut que quelques professeurs croient encore aux consignes qu'ils reçoivent d'en haut, et auxquelles je viens te supplier de désobéir. Appliqué aux ordres militaires, l'appel à trahison valait le peloton, en temps de guerre, et la prison en tout cas. Or c'est bien à l'insoumission qu'il faut se résoudre. La machine appelée "Rue de Grenelle" qui prétend chaque année, depuis trente ans, adapter au monde moderne notre "système éducatif" et égaliser les chances, ce monstre, appelé aussi "armée rouge" ou "mammouth", est devenu proprement maboule.

Dernière directive en date : surtout, ne plus embêter les gosses avec la mémorisation, des conjugaisons en particulier. Se contenter d'indiquer que les règles d'"engendrement" des verbes varient. (Plus les penseurs de la pédagogie veulent réformer, plus ils s'en expliquent de façon compliquée ; l'oracle veut du fumeux.) "Mettre en jeu l'écriture", "manipuler les déterminations", mais pas de par-cœur, surtout ! Ça surchargerait inutilement votre mémoire, pauvres chéris.

N'écoute pas ce galimatias. La mémoire est un muscle, non un débarras à vieilleries. Rabâche les bizarreries de la grammaire pour que "ça rentre", un point c'est tout. Comme depuis plus d'un siècle avant toi, pour le plus grand profit de l'ascension et de la cohésion sociales. En cachette, avec quelques copains, récitez-vous Les Animaux malades de la peste, les stances du Cid. La mémorisation n'est pas un crime. C'est sa condamnation sommaire qui en est un. Grâce à elle, l'école de Jules Ferry a fait mieux que des chiens savants pour le certif' ou des "bourgeois dans la tête": elle a fait des gens libres et heureux.

Même dinguerie meurtrière du ministère, à propos de l'écriture. Refusez de réécrire en groupe Stendhal ou Camus. Commencez par les lire. La beauté existe, rencontrez-la. Ce n'est pas un traquenard des possédants. Ceux qui le prétendent l'ont savourée, et ils ont mal lu Bourdieu. Sous prétexte de modernité égalitaire, ce sont eux qui retardent et qui protègent les privilèges de l'élite en prétendant se passer et vous priver de l'héritage. La liberté et l'égalité passent par l'accès au meilleur de ce que les siècles ont transmis.

La norme n'est pas une convention rétrograde et antipopulaire. Les grands textes ne sont pas des "productions" suspectes, des ruses de classe réductibles à leur "argumentaire". C'est par leur fréquentation qu'on se forme librement une imagination, un raisonnement, une personnalité. Non et non, vos vies, nos vies, ne valent pas forcément celles de Julien Sorel ou de Frédéric Moreau. L'"homme nouveau" qui s'affranchirait de l'héritage n'existe pas. La servitude l'attend. Pour préférer Rousseau à Diderot, encore faut-il les avoir lus. L'ouï-dire partisan prépare des zombies dociles. La fête fusionnelle remplaçant le tête-à-tête des livres avec les siècles, la rave et le Loft contre le CDI : les voilà, les germes de régression, de violence, d'asservissement.

Rien ne te dispensera de devenir toi, c'est-à-dire d'apprendre comment s'y sont pris avant toi les gens les plus honnêtes et les plus doués. La littérature, l'histoire, la philosophie, on n'a encore rien inventé de plus efficace pour tenir tête aux embrigadements, aux marchands, aux fanatiques. La fin de la mémorisation, c'est la mort de l'apprentissage de la liberté. Les castes dirigeantes l'ont bien compris, qui se gardent de suivre les conseils de dissolution paresseuse donnés aux masses. Sous couvert de les détrôner par l'ignorance, nos gribouilles garantissent la perpétuation de leur règne.

Les dégradations que subit la langue française affectent toutes les grandes langues du monde. Trop de vocabulaires de spécialistes et de communautés s'y mêlent. Nous allons vers des dialectes explosés. Ce n'est pas une raison pour ajouter au mal en bradant l'héritage, avec des prescriptions démagogiques, jargonnantes, et finalement réactionnaires.

Ce cri d'alarme n'est pas celui d'une institution nostalgique, crispée sur ses admirations et ses missions anciennes. Les vrais progressistes sont les tenants du par-cœur et des trésors pour tous.

Entre en résistance, petit !

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU MONDE DU 06.02.02