Amerika ou le retour en Absurdie

Amerika ou le retour en Absurdie:

Un contre-exemple pour le système universitaire français

par Patrick Constantin, agrégé d'anglais, professeur à l'Université de Reims,
délégué académique du SAGES


" Closed systems show their true face to those who want out" (Frederick Crews, Skeptical Engagements XIII) (1)

Rien ne révèle plus crûment les arrière-pensées de certains carriéristes "réformateurs" que les titres ronflants qu'ils se font décerner, tout en s'efforçant de faire abolir les "appellations contrôlées" légitimes qui désignent depuis toujours les corps professionnels jugés aujourd'hui coupables de leur porter ombrage ou susceptibles de gêner leur système de clientélisme et de cooptation.

Ainsi, tout en haut de la pyramide de l'Education nationale, les mandarins se pavanent dans l'éclat nouveau riche de leur titre récemment acquis de "professeurs des universités", tandis que, tout en bas les ex-instituteurs font résonner leur clinquante breloque de "professeurs des écoles".
En revanche, haro sur les agrégés : ils sont depuis toujours "de l'université" mais cela embarrasse visiblement très fort certains "responsables" officieux et, de plus en plus souvent désormais, officiels.
C'est pourquoi le décret "Lang" de 1993 qui fixe en les alourdissant les charges horaires des agrégés servant dans le supérieur, les a affublés, par un véritable coup de force ministériel, du sobriquet dépréciatif, illégal et totalement bidon, d' "agrégés du second degré " : on peut facilement sentir, en observant ces signaux de fumée, de quel côté les importants et les débrouillards voudraient voir souffler le vent de l'histoire et de quel côté ils portent leurs regards.

"America, America !" s'écrient d'une même voix, quoiqu'avec des desseins quelquefois divergents, le lobby de "top models" universitaires où la mandarinaille côtoie les notabilités sciences-potardes, l'ample corps de matrone des maîtres de conférences et la masse hétérogène des thésards et " jeune docteurs " de tout poil et de tout calibre.
Là-bas au moins pas d'agrégés, ces " profs de lycée " honnis par les uns, ces "voleurs d'emplois " redoutés par les autres.

L'auteur de ces lignes, qui a étudié comme titulaire d'une bourse Fulbright puis enseigné comme "instructor" ou "visiting lecturer" dans quatre établissements universitaires américains (Amherst College, Emory University, the University of Indiana at Bloomington et Norfolk State University) fort différents, allant du "four-year college" (2) d'élite à la grosse université d'Etat, se sent tenu de doucher quelque peu leur bel enthousiasme.

Non, les universités américaines, où le système de tout-thésard règne sans partage, ne sont pas le paradis des docteurs en herbe.
Elles sont le plus souvent leur purgatoire, et parfois leur enfer.

Avant la soutenance de leur Ph. D., la plupart d'entre eux paient leurs (énormes) frais d'inscription, dits "tuition and fees" en servant comme "T.A." (Teaching Assistants), c'est-à-dire en dégrossissant la foule des "freshmen", ces étudiants de première année arrivant mal léchés d'un système secondaire effondré sur lui-même comme un trou noir depuis des décennies. Ce sont eux qui bien souvent font un travail de "profs de lycée", et de lycée privé à la Topaze, où ils sont taillables et corvéables à merci.

Dans les grandes universités (dites "d'Etat" bien qu'elles ne soient pas du tout "nationalisées" - ils s'agirait plutôt d'"écoles libres" semi-subventionnées) ils opèrent parfois comme de véritables tâcherons jamais certains d'être réemployés à la fin d'une année, voir d'un semestre, dans des maisons d'abattage où la bureaucratie locale les traite avec hauteur - je me rappelle qu'à Indiana U. les T.A. n'avaient même pas droit au macaron automobile des autres enseignants ("faculty members"), ce qui les forçait à garer leur véhicule sur le parking toujours encombré des étudiants, avec les risques de retard à leur cours (sanctionnés par le "dean of faculties") et surtout l'énorme "loss of face" (= perte de prestige) concomitante.

Pourquoi pas, direz-vous peut-être, après tout les thésards, même "Teaching Assistants", sont des étudiants ?
Oui, mais il y a aussi le cas des " jeunes docteurs " qui eux, vont rapidement grossir les rangs d'un "Ph.D. proletariat" de plus en plus pléthorique.

Cela signifie qu'ils sont obligés d'accepter des conditions de travail léonines - des douze et bien souvent quinze heures d'enseignement par semaine sur une année universitaire bien plus longue que la française - d'où une extrême difficulté à poursuivre quelque recherche que ce soit - et ce justement au pays du "publish or perish" - où la notoriété est une nécessité absolue pour qui veut faire carrière - voire trouver un emploi rétribué dans la discipline qui est la sienne. Accéder à la "tenure" - c'est-à-dire à l'emploi sans remise en question annuelle dans une université donnée avec la possibilité de ne publier qu'à son rythme propre et non à une fréquence déterminée par des "chairmen" (= chefs de département) théoriquement élus, qui sont en fait des petits chefs et des courroies de transmission de coteries plus ou moins occultes - réclame un flair carriériste allié à une férocité "moi d'abord" quasiment darwiniens.

Mais, diront peut-être les partisans du marché-roi, qu'importe le coût social du système du moment pourvu qu' il en sorte de bons produits, et en particulier de la bonne recherche ?
Or la question est justement que la valeur de ce que produit ledit système est fort sujette à caution.

Dans certains "liberal art colleges", et même dans les petites universités d'élite dites de la "Ivy League" - celles dont les étudiants étaient autrefois des garçons - ou des "Seven Sisters" surtout fréquentées par les filles, tout comme dans les "departments of humanities" des grandes universités partiellement subventionnées, les dégâts du système de recrutement exclusivement carriéro-arriviste sont déjà patents. Certes on y publie beaucoup, mais les "University Presses" - tout campus de quelque importance possède sa propre maison d'édition - éprouvent des difficultés sans cesse croissantes à trouver des lecteurs ou des abonnés pour les livres ou les revues qu'elles éditent.

Le principal défaut de leur "produit" est en effet sa monochromie grisâtre, et il y a là un paradoxe du plus haut comique au pays qui a gagné la guerre froide contre le monolithisme néo-stalinien en se drapant dans les valeurs de la démocratie individualiste, de la liberté et de la diversité : car ce qui sort de ce système de capitalisme universitaire, c'est d'abord une marée de factums rancuniers et inquisitoriaux dénonçant le sexisme, l'homophobie, le racisme et l'agressivité colonialiste quintessentielle de l'homme blanc hétérosexuel et de la culture traditionnelle européenne telle qu'ils auraient été exprimés par les "Dead White European Males" ou DWEMS, c'est-à-dire par les grands auteurs classiques, romantiques ou modernistes de Chaucer et Villon à Joyce et Larbaud ; et cet énorme flot vindicatif vient de plus en plus fréquemment gêner, voire étouffer les efforts de ceux qui voudraient les étudier et les enseigner plutôt que les dénoncer.

Ce déluge persistant de rancœur et de délectation morose idéologisée ayant inondé la M.L.A (Modern Language Association), grande organisation de professeurs de langue et littérature qui publie une revue influente et coordonne les grandes conférences annuelles où sont lues les communications des ténors de la profession, et où se fait un grande partie du recrutement, une véritable scission a déchiré le monde des enseignants littéraires, les réfractaires au politiquement correct et aux "cultural studies" formant une association rivale, l'A.L.S.C. (Association of Literary Scholars and Critics) où l'on travaille suivant des critères esthétiques ou éthiques plutôt que de "gender" (= orientation sexuelle) ou d'ethnicité.

Dans les "sciences dures" le tableau est moins sombre mais on perçoit déjà de fortes menaces : de nombreux épistémologues néo-féministes ou relativistes voient dans la physique depuis Galilée et Newton une tentative de mâles sadiques pour violer la nature, et dans les lois de cette discipline de simple formulations idéologiques qui ne seraient que l'expression de compromis sociaux passés entre les tenants de diverses factions aristocratico-bourgeoises.
Bref on assiste à la floraison d'une espèce de néo-lyssenkisme au pays du dollar, dans lequel il y aurait toujours un combat entre une mauvaise science et une bonne - la bonne, cette fois ci, n'étant plus prolétarienne mais néo-féministe et tiers-mondiste et s'exprimant dans l'alchimie, la géomancie ou l'acupuncture.

Bien plus grave encore car venant du centre actif du monde scientifique et non plus de sa périphérie de commentateurs et de mouches du coche, il y a eu l'affaire de la soi-disant "fusion froide" : en 1989, poussés par leur fureur de notoriété et soutenus activement par l'Université d'Utah "gérée comme une entreprise", qui n'avait pas hésité à faire appel à une boutique de professionnels des "public relations" pour organiser le battage, deux physiciens de Salt Lake City, Fleischmann et Pons, prétendirent devant les media grand public assemblés à son de trompe avoir découvert une méthode de poche - sans utilisation des énormes appareillages à plasma et champ magnétique de confinement dits " Tokamaks " employés sans grands résultats jusqu'alors - pour produire de l'énergie nucléaire de fusion, celle même du soleil, dans un simple conteneur-bouteille.
D'abord tétanisée de surprise et atterrée par le comportement de bateleurs de ses collègues qui avaient purement et simplement court-circuité le système de vérification habituel par leurs pairs ("peer-review"), la communauté scientifique finit cependant par réagir, une petite équipe autour des physiciens Moshe Gai et Kelvin Lynn prouvant définitivement l'inanité des gens de Salt Lake City (cf. B. Park, Voodoo Science, PP. 15-27, 96-97 et passim).
Mais cette fin heureuse ne doit pas nous rendre exagérément optimistes : car si le processus scientifique global finit toujours par transcender les faiblesses - ou l'hubris publicitaire et sensationnaliste - des scientifiques en tant qu'individus, les choses sont beaucoup moins nettes et immensément moins sûres dans les disciplines littéraires et les "sciences de l'homme".

C'est ce flou artistique qui permettra sans doute à certains, peu pressés de prendre parti, de dire que la vague délirante qui traverse aujourd'hui ces disciplines correspond à une lame de fond gauchiste née de la "longue durée" historique et qu'elle n'a rien à voir avec le système du carriérisme systématique et du tout-thésard en général
Mais cette objection ne vaut rien,
car quelle que soit l'origine de cette énorme cacophonie arriviste et démagogique, son ampleur a été renforcée et surmultipliée par l'organisation universitaire du pays : là où il n'a pas de cadre centralisé pour structurer les choses (et en particulier pas d'agrégation ni de thèse d'état) : c'est le système informel de l'affiliation qui va triompher, car il ne suffit pas d'être docteur dans ce système semi-maffieux où règne le vae soli - "malheur à l'homme seul " - il importe tout autant de s'être signalé à la cantonade comme fidèle d'un groupe bruyant et voyant, capable de co-promouvoir ses affidés.
De là l'énorme croissance de ce qu'on a appelé le multiculturalisme : black studies, gender studies, gay studies, etc.. - toutes disciplines semi-politiques et para-sociologiques qui vont permettre à ceux qui sont plutôt des publicistes que de vrais littéraires ou des érudits authentiques de se faire coopter dans tel ou tel groupuscule de branchés ou s'introduire dans tel ou tel cénacle qui leur accordera le vivre et le couvert - c'est-à-dire qui les fera publier, puis assurera leur promotion par des critiques avantageuses, leur ouvrant ainsi la porte de la fameuse " tenure " - à charge pour eux de renvoyer l'ascenseur et d'agrandir le cercle des affidés une fois qu'ils seront eux-même devenus des notabilités du milieu.

"Et les étudiants dans tout ça ?"
Les pauvres... On va leur faire de grandes risettes de sergent recruteur bien sûr et, là où sont enseignées les disciplines littéraires et les "sciences de l'homme", leur faire miroiter les appâts de la "relevance" , c'est-à-dire qu'on va leur parler d'abord d'eux-mêmes - les noirs pourront obtenir des U.V. en suivant des cours de "black studies" plutôt que d'histoire grecque, les femmes en faisant des "gender studies" plutôt que de la sociologie "dure" avec statistiques et études de terrain, et les férus de musique pop (c'est-à-dire tout le monde) en s'inscrivant à des T.D. ou on leur fera commenter un article de revue sur "the Semiotics of Sinatra" plutôt qu'un poème de John Donne ou un essai de Pope.
Autrement dit, on assiste au culte de plus en plus prononcé de l'air du temps, où le passé lointain ou même relativement proche est maudit parce que politiquement incorrect : n'y pratiquait-on pas l'esclavage et le sexisme, qui n'ont pas manqué de contaminer toute la soi-disant civilisation de ces époques - bref c'est la doxa qui triomphe, l'opinion courante se récriant avec pruderie contre cette curiosité affinée par le contact avec un fond général de connaissances humaines qui refuse de juger le passé en fonction des critères du présent et qui s'appelle tout simplement la culture.

Les scientifiques seront, encore une fois (un peu) mieux lotis : on peut toujours étudier les mathématiques ou la physique sur les campus américains - mais en subissant là aussi les froncements de sourcils de la nouvelle "ère du soupçon" qui va claironnant partout que la vision déterministe et expérimentale du monde n'est que la transposition d'un ordre social oppressif et mercantile - bref un autre paravent des mêmes racisme, sexisme, homophobie etc... déjà dénoncés comme caractéristiques de la littérature "DWEM".

Cela étant, les étudiants, quelque soit leur "major" (= champ d'étude principal, littéraire, scientifique, etc.) devront payer, car tout en étant politiquement correctes, les universités américaines n'en oublient pas pour autant de compter leurs haricots : les quatre ans d'études dites "sophomore", "junior" et "senior" à l'issue desquelles on est titulaire d'un B.A. (Bachelor of Arts degree) ou B.S. (Bachelor of Science) - c'est-à-dire les années de premier cycle seulement - dans un "collège" de la Ivy League, des Seven Sisters ou d'une bonne université dite "d'Etat" coûtent en moyenne 140 000 $ (chiffre de Del Banco, voir annexe) aux parents, soit, pour donner l'échelle, le prix d'une belle maison familiale confortable et bien située.

" Voilà bien le puritanisme américain et son hypocrisie ", diront peut-être avec suffisance beaucoup d'intellectuels et de journalises français à la mode tout en évoquant d'un air entendu Max Weber et la symbiose fameuse du protestantisme et capital - mais les hypocrites ce sont eux : car ils savent bien que ce n'est pas la fréquentation du "démoniaque Calvin" ni de son équivalent écossais John Knox qui a donné aux pathologies universitaires d'Amérique l'accompagnement idéologique qui leur sert de justification et de rideau de fumée, mais bien celle des grandes Pythies du post-structuralisme et du néo-nietzschéisme français, les Deleuze, Foucault, Barthes, Derrida et autres Bruno Latour - c'est en effet ce bouillon de culture là, idéologie dominante en France où il a succédé depuis plus d'un tiers de siècle à diverses versions semi-staliniennes du marxisme, qui s'est peu à peu infiltré par osmose dans les départements d'"humanities" et de littérature américains puis dans la mentalité des professeurs et des étudiants, impulsé par de véritables agents d'influence autonomes et bénévoles comme feu Paul de Man, créateur d'une version localement absorbable de la déconstruction derridéenne.

Il a simultanément été repris par les centaines de "jeunes docteurs" (ou plutôt doctoresses) qui ont fétichisé le néo-féminisme essentialiste d'une Luce Irigaray, véritable patriotisme de viscères - j'ai un utérus, c'est formidable - ou d'une Duras- nous avons des entrailles fécondes, les hommes n'ont qu'un ventre "où ils ne nourriront jamais que des vers" - toutes deux aux antipodes de la revendication universaliste d'une Beauvoir.

Il a enfin été relancé par les milliers de candidats au Ph.D. qui voient dans le maniement de la phraséologie pseudo-, péri- ou para-linguistique du barthisme et dans l'application d'une grille d'interprétation pré-programmée le "supplément d'âme" qui les aidera à pallier leur absence de sens littéraire ou l'étroitesse sectaire de leur culture et de leur curiosité, voire leur manque pur et simple d'intérêt réel pour les auteurs ou les textes qu'ils prétendent "déconstruire".

Devant cette inquiétante catéchèse, devant de djihad qui ravage les campus américains, certains Français tentent de se rassurer à bon compte : si l'animal PoMo ( = postmoderniste) a proliféré là-bas si facilement, c'est que, comme le lapin d'Europe introduit en Australie, il vit à présent dans un biotope dépourvu de prédateurs naturels - chez nous c'est différent...
Mais non, chez nous c'est encore bien pire : car ici beaucoup plus qu'ailleurs le néo-nietzschéisme, molécule essentielle de ce virus intellectuel, a pris et bien pris.
Le premier signe de cette infestation est le véritable culte quasi officiel - puisque la radio d'état est un de ses célébrants - qui est rendu à son fondateur.
Ainsi, août 2000 a été un véritable mois Nietzsche sur France Culture - un mois d'adulation sans retenue. Matin, midi et soir on a lu et commenté - ou plutôt encensé le Maître : car les lecteurs ou les thuriféraires étaient tous des "spécialistes", des partisans ou des enthousiastes. Tout au long du mois, pas une voix discordante, pas une réserve, pas l'ombre d'une réticence et bien sûr pas une critique, pas le moindre débat sérieux.

Mais si d'aventure un des grands dignitaires du poststructuralisme est attaqué, cette piété lénifiante a vite fait de se changer en rage fanatique : ainsi l'érudit René Pommier, qui avait quelque peu malmené "Sur Racine" et son auteur dans un abrégé de sa thèse d'état, fut victime il y a quelques années d'un véritable lynchage médiatique sur la même antenne, l'inévitable Sollers et quelques comparses le vilipendant ad hominem pendant trois quarts d'heure d'affilée sans daigner produire le moindre argument réel... et sans que l'intéressé puisse se défendre puisqu'il n'avait pas été invité à l'émission.

Ce qui se passe en Amérique dans les universités se passe donc aussi en France, avec un certain décalage, surtout dans d'autres domaines du P.I.F. (Paysage Intellectuel Français).
Cependant, la vue d'ensemble n'est guère à notre avantage : car là-bas, malgré le système du tout-thésard et de la libre entreprise universitaire que nous avons décrit, il existe dans les traditions scientifiques et littéraires du pays des antidotes à l'exaltation partisane qui font gravement défaut chez nous, et en particulier le goût de l'argument clair associé à la preuve tangible, et la fidélité au "rasoir d'Ockham", c'est-à-dire à une position logique qui commande de choisir le plus court chemin dans le raisonnement, contre les méandres de l'entortillement théoriciste.

Ainsi, lisant "le Crépuscule des idoles", où Nietzsche prétendit "philosopher avec un marteau", ceux qui restent fidèles à cette tradition constatent que le grand homme regrette que les sentiments humanitaires de la bourgeoisie européenne aient empêché la transformation des ouvriers en une sous-caste de coolies, qui aurait été si profitable à l'Elite. Ils apprennent ailleurs qu'aux yeux de cet auteur la masse des hommes est composée d'individus pareils à des grains de sable, tous " très petits, très égaux, très ronds : que le diable et les statistiques les emportent ".
Ils en infèrent que le grand Friedrich n'était peut-être pas exactement un démocrate  ; et quand ils le voient se gargariser d'agressivité viriliste ("Quand tu vas chez les femmes, n'oublie pas le fouet !") et de formules aussi sonores, voire aussi aboyables que "Schonungslose Vernichtung !" (= extermination impitoyable), ils peuvent être amenés à conjecturer que si les hitlériens ont fait de ses textes l'usage qu'on sait, cela n'a peut-être pas été uniquement dû aux manipulations de sa soeur abusive, comme l'a toujours soutenu, avec beaucoup d'autres, le gourou Deleuze qui, au prix d'une logomachie torturée et contre-intuitive, faisait de ses écrits l'étendard de toutes les libérations.

Et l'esprit de libre examen risque bien de faire subir le même sort aux satellites et aux épigones qu'à leur maître et modèle  : lisant Barthes et Foucault, un universitaire américain à la tête froide, Frederick Crews, s'aperçoit que l'effort central de ces critiques post-structuralistes vise à discréditer ce qu'ils désignent du sobriquet dédaigneux de "fonction d'auteur ".
Une fois que les écrivains ne sont plus pris en compte en tant que créateurs et metteurs en forme primordiaux de leurs oeuvres, les critiques ont tout loisir de "libérer les signifiants du signifié", ce qui revient à faire dire à un texte n'importe quoi ou rien du tout suivant leur caprice du moment ".( F. Crews, The Critics Bear It Away, introduction p. XIX, notre traduction).

Bien entendu Frederick Crews, qui est pourtant un des intellectuels les plus célèbres aux Etats-Unis depuis son essai antipsychanalytique "The Memory Wars "(NYR Books, 1995) n'a jamais été traduit en France. Il en va de même de l'helléniste Mary Lefkowitz qui a définitivement fait justice de la calomnie "afrocentriste" selon laquelle les Grecs auraient méthodiquement espionné et plagié les Egyptiens (voir son "Not Out of Africa", passim), et de même encore du chimiste Perutz qui a contre-attaqué les confrères américains du "sociologue des sciences" relativiste Bruno Latour en montrant que Pasteur ne s'était pas servi du berger Jupillle mordu par un chien enragé comme d'un cobaye pour "essayer" cyniquement son vaccin et renforcer ainsi son "discours de pouvoir" de notable bourgeois catholique, mais tout au contraire parce que ses expériences lui avaient montré que sa préparation était l'arme de dernier recours pour sauver le jeune homme.

Seule une poignée d'anglicistes, de classicistes et de scientifiques "durs " connaissent ces trois noms dans notre pays, et malgré quelques vaillantes tentatives comme celles de René Pommier naguère (vide supra) ou de Picard (Nouvelle critique ou nouvelle imposture) et Debray Ritzen (La Scholastique freudienne) jadis, très peu d'universitaires ont eu le courage ou l'envie d'aller affronter de face et dans son ensemble les valeurs esthético-relativistes et les figures canoniques du système PoMo.
Il faut aussi reconnaître que l'attitude empiriste et le scepticisme critique sont encore moins répandus chez nous que là-bas.
Cependant, outre un certain état d'esprit persifleur et rétif au verbiage, il existe encore en France quelques institutions solides capables de jouer collectivement un rôle de contre-poison face aux toxines intellectuelles des hyper-branchés, et l'agrégation en fait tout naturellement partie.
C'est justement pour cela que la doxa journalistique et l'air du temps porté par nombre de petites phrases de mandarins, voire de ministres (tel le bon M. Lang et ses "agrégés du second degré") soufflent un vent si haineux contre notre corps.
C'est précisément parce qu'il est un de ces " barrages contre le Pacifique " que tant de gens voudraient le casser, soit au nom d'urgences variables redéfinies périodiquement selon la conjoncture, soit en vertu de pseudo-nouveautés intellectuelles suggérées par des modes épistémiques ou pédagogiques.

Cependant je serais téméraire et arrogant si j'affirmais tout de go que les agrégés en tant qu'individus éprouvent généralement de l'aversion pour le post-structuralisme : beaucoup d'entre nous ne se doutent que très vaguement de la nature et de l'étendue de ce système, et ceux-là même qui l'entraperçoivent - il y en a nécessairement parmi les philosophes et les américanistes - sont pour la plupart soit neutres soit même mollement favorables : combien se rendent compte qu'il est très exactement l'idéologie de nos pires ennemis ?
Pourtant nous savons tous - et nous l'avons parfois éprouvé dans notre chair - que notre système heurte de front l'autre système, celui qui fonctionne toujours à la cooptation et souvent au copinage maffieux.
Mais pourquoi, se demanderont certains d'entre nous, nos ennemis auraient-ils automatiquement partie liée avec le PoMo alors que nous devrions le combattre pour survivre, quelle que soit notre opinion personnelle à son sujet  ?
D'abord, parce que nous sommes des généralistes : notre formation ordonnée par le concours est nécessairement fondée sur un certain éclectisme qui nous interdit ipso facto le sectarisme et la vision à œillères des idéologies monomanes ;ensuite parce que, du fait de notre statut national, le carriérisme est pour nous une possibilité mais jamais une nécessité vitale.

Or la logique du tout-thésard est exactement inverse - elle est régie par ce que j'appellerai le paradoxe de l'étendard : si le milieu est bel et bien une foire d'empoigne où s'affrontent, sur le mode du chacun pour soi et du tous contre tous, des milliers de carriéristes individuels spontanément hostiles les uns aux autres, il est simultanément un champ clos traversé de querelles d'appartenance byzantines - où les questions de sensibilité idéologique commandant des divergences de méthode et d'approche épistémique viennent se superposer inextricablement au jeu des affiliations syndicales et aux plans de carrière purs et simples. Le mouvement individuel de monades hyper-égoïstes a donc finalement une résultante collective où des clans informels ou semi-organisés cherchent à co-promouvoir leurs partisans et leur drapeau.

Dans cet environnement là il ne suffit pas à un carriériste déterminé de soutenir simplement sa thèse - s'il le fait et reste seul ensuite il peut fort bien se retrouver docteur et Gros-Jean comme devant.
Il est donc vital pour qui veut faire son chemin, ici comme en Amérique, de s'affider à un groupe de copinage capable de marquer un territoire non seulement disciplinaire mais aussi idéologico-politique ou en tout cas politicien au sens le plus banal et le plus utilitaire du mot, ce groupe étant souvent impulsé par un mandarin débrouillard, médiatique et plein d'entregent (voyez Bourdieu et ses frères ennemis Baudrillard et Maffesoli en sociologie) capable d'assurer la co-promotion de ses ouailles et en même temps d'être le porte-étendard d'un "grand parler" idéologique à haute visibilité et à habillage moderniste tel le foucaldisme, cette métastase et resucée "de gauche" du nietzschéisme.

Dans les disciplines littéraires, où la preuve expérimentale, voire l'appréciation raisonnable de la nouveauté et de la qualité des travaux de chacun sont bien plus aléatoires qu'ailleurs, le rôle de l'appartenance symbolique devient absolument capital à qui recherche l'agrément de ses pairs - il importe de toujours faire sentir qu'on est l'homme lige de quelqu'un et, dans cet univers totémique, qu'on manifeste sa révérence pour les mêmes icônes, puisque c'est de co-promotion qu'il s'agit : parle de moi dans tes publications, je te signalerai dans les miennes - publie mon poulain dans ta revue, je publiera le tien dans la mienne, et surtout n'oublions pas, toi et moi, le coup de chapeau identificatoire aux Grands Ancêtres.
C'est tout ce petit trafic là qui crée la monotonie étouffante du système - régler votre poste sur une de ces complaisantes vitrines à notabilités intellectuelles que sont trop souvent les programmes de France-Culture et demandez-vous pourquoi vous entendez sans cesse psalmodier Foucault-Lacan-Barthes, Barthes-Foucault-Lacan-Lacan-Foucault-Barthes ad nauseam : c'est parce que les susnommés sont l'hypostase trinitaire du Dieu caché postmoderne. Qu'il soit philosophe, critique littéraire ou historien, tout dévot doit donc, pour se pousser dans le monde, manifester sans cesse le culte qu'il voue à ce panthéon et en remettre dans le cagotisme - et voilà comment ce site radiophonique censément voué à la liberté de l'esprit est devenu un ostensoir à cultureux plutôt qu'un lieu de débat.

La vérification empirique de cette loi de convergence tendancielle des vibrions universitaires de toute nature, c'est la touchante unité manifestée par ce milieu dans la pratique quotidienne des facs qui va nous la donner : on y voit chaque année des gens que tout semblerait opposer - par exemple un mandarin libéral héraut de la libre entreprise et un ex-apparatchik municipal du P.C.F., "responsable" besogneux de ceci ou de cela au profil de chercheur plutôt terne - s'épauler l'un l'autre, voire conclure de véritables pactes germano-soviétiques en miniature dès qu'il s'agit de casser du PRAG.
Ainsi protégés par cette complicité tacite, beaucoup de membres des hiérarchies universitaires se comportent dès à présent comme si leurs petits fiefs encore nominalement dépendants de l'Etat, avaient déjà été privatisés. Ils traitent leurs personnels sans tenir aucun compte des textes de loi qui les régissent, certains doyens ou présidents d'université "oubliant" sans vergogne que le décret Lang plafonne à 15 heures/semaine les 384 heures/année des agrégés et, inversement, amnistiant les mandarins qui organisent des cours de troisième cycle de complaisance ou des séminaires de prestige à peine fréquentés, au mépris des décrets ministériels qui imposent un effectif minimum d'étudiants inscrits à ces enseignements. La concomitance de cette double illégalité a donc un sens très clair, l'argent économisé sur le dos (et la sueur) des premiers servant à rétribuer les seconds.

Il ne s'agit d'ailleurs pas seulement de surexploiter des individus, mais aussi de dégrader à travers eux un corps dont l'existence même s'oppose à deux logiques dissemblables mais associées.
La première est celle du marché, prenant ici la forme de la corsisation des universités, espèce d'autonomie truquée se réalisant sous la double houlette des mandarins les plus agressifs et de certains industriels locaux.
La seconde, étroitement corporatiste, vise à nous chasser de nos postes parce qu'ils sont un "gisement d'emplois " pour les gens du SNESup et leurs copains, et elle se prévaut toujours d'alibis populistes tout en se drapant dans la défense de la recherche.

Il est dont fort piquant de voir cette sainte alliance des démagogue et des requins dauber sans cesse sur " le corporatisme des agrégés " et il l'est plus encore d'entendre les affidés du copinage et du maffiatage nous faire la morale ; mais ne sourions pas trop vite car ces messieurs et leurs innombrables comparses science-potards ou journaleux ont l'oreille des media.
Si nous voulons malgré cela gagner la bataille dans l'opinion, il faut d'abord que nous soyons nous-mêmes conscients des enjeux que soulève l'existence de l'agrégation - dans l'Education nationale bien sûr mais aussi beaucoup plus largement dans tout un univers de connaissance, de sensibilité et de culture qui existe aussi en dehors d'elle et que nos ennemis entendent bien modeler au mieux de leurs intérêts ou conformément à leurs lubies de zélotes.

C'est d'abord notre indépendance qui les gêne, parce qu'étant plus difficile à inféoder que bien d'autres, notre corps a toujours les moyens de continuer à être un des îlots qui maintiendront la diversité d'opinion, de savoir et de goût dans une mer de conformisme grisâtre.
Pour ce refus de nous aligner, on nous fera, et de plus en plus violemment, les pires procès d'intention, comme on les fait déjà aux scientifiques, critiques littéraires ou érudits américains qui continuent de résister au pharisaïsme du politiquement correct allié à l'ambivalence perpétuellement fuyante des Post Modernes.
Nous nous trouvons de fait pour les mêmes raisons qu'eux en état de guerre virtuelle avec un adversaire protéiforme qui joint à une pratique consommée du maquignonnage intellectuel une arrogance de muscadin conscient d'avoir l'air du temps et la cabale des notables et des Initiés avec lui.
On peut trouver cette perspective intimidante, mais il n'existe aucune autre voie honorable.
C'est assez dire que bien loin d'être corporatiste, réactionnaire ou intéressé, ce combat que nous ne pouvons fuir porte en lui toute une partie des valeurs les plus essentielles et les plus vivantes de notre profession et de la culture de notre pays.


Patrick Constantin

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Notes :

(1) Les systèmes fermés montrent leur vrai visage à ceux qui veulent en sortir.

(2) Rappelons que le mot college désigne en anglais un établissement d'enseignement supérieur.

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Bibliographie commentée, pistes à suivre, chemins de traverse et further reading :